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térêts de la vie privée, n’aboutissent en général à une question d’argent. Le propriétaire qui ne cesse d’agrandir ses résidences, le capitaliste qui ajoute tous les ans un million nouveau à l’édifice de ses millions, le marchand qui travaille du matin au soir pour remplir sa caisse, et, victime volontaire, se sacrifie au devoir d’amasser des écus, la ménagère insatiable qui lésine sur les gages de ses domestiques, la maîtresse de maison qui fait enlever de dessus sa table le bon plat ou la primeur à laquelle ses convives ont à peine osé toucher, le bon clergyman qui visite sa cuisine après tous ses repas pour voir si ses cristaux et son argenterie sont mis en sûreté, la jeune fille qui a résolu de n’épouser qu’un lord, toutes les variétés de l’espèce qui attachent à l’argent un grand prix, c’est-à-dire l’immense majorité des hommes, semblent bien pratiquer le culte des intérêts positifs, et faire de l’essentiel ou de la main chance la règle de leur vie. Ce sont autant de prosélytes de Godwin et de Bentham, qui n’attendent sans doute que la prédication de l’évangile de l’intérêt pour arriver en foule autour des nouveaux apôtres. Comment douter que la doctrine utilitaire ne soit reçue à bras ouverts, et que le règne de la liberté et de la vertu ne soit bientôt établi sur les intérêts positifs ?

Il importe cependant de regarder de plus près à ces dispositions merveilleuses des adeptes que l’on croit si bien préparés. Comment et pourquoi ces personnes aiment-elles l’argent ? Le propriétaire achète ou bâtit une maison magnifique, il n’épargne ni ses millions ni sa peine pour la meubler et l’embellir. Il a des appartemens pour y recevoir ses amis, des dépendances pour leurs domestiques, des écuries pour leurs chevaux. Il se ruine pour bien faire les choses. Quel est son intérêt positif dans ces dépenses ? Un lit lui suffirait pour y dormir, une salle pour y manger, une chambre pour s’y retirer après son repas. Le reste n’est pas pour lui, et s’il ne désirait pas recevoir ses amis, se faire honneur de son argent, étonner le monde de son luxe, il n’en aurait eu que faire. Dites qu’il est libéral, généreux, ou bien appelez-le prodigue, insensé, mais ne prétendez pas qu’il obéit à son intérêt.

Le capitaliste avare amasse pour lui, chaque parcelle qu’il ajoute à sa fortune lui paraît une défense de plus contre le fantôme de la pauvreté ; mais ne voyez-vous pas que plus il s’en éloigne, plus il en a peur ? Semblable au voyageur qui fait l’ascension d’un pic élevé, plus il monte, plus l’abîme qui est au-dessous lui donne le vertige. Est-ce de l’intérêt positif ou de la passion et la folie ? Un enfant roule sa boule de neige et la grossit jusqu’à ce qu’elle ne tienne plus dans ses petits bras ; il veut montrer, il veut admirer lui-même son habileté, sa persévérance. L’avare amoncelé son or ; il ne peut ni ne veut en consommer la valeur, pas plus que l’enfant n’a l’idée