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d’avaler sa boule de neige. Il sait qu’il mourra bientôt, et l’enfant n’ignore pas que son œuvre fondra demain aux premiers rayons du soleil. Tous deux se valant, et l’un n’est pas plus positif que l’autre. L’avare aime l’or pour l’or, non pour ce qu’il peut produire à son avantage. L’avare a un idéal comme le poète ; la religion du main chance n’a donc pas le droit de la compter parmi les siens.

Mais le marchand qui fait de sa vie une balance journalière entre le doit et l’avoir sera peut-être le modèle, le type du sage utilitaire que nous cherchons. Eh bien ! tout comme un autre, il sera gouverné par une coquette, il aura des querelles avec sa femme, il battra ses apprentis, il épousera une personne qui a deux fois son âge en vue d’une grosse dot, il sera dupé par sa fille à peine sortie de pension, il s’enivrera tous les soirs, il s’acheminera par ses excès de table vers la seule échéance qu’il ne sait pas prévoir, celle d’une bonne apoplexie ; il ne conservera la confiance de personne, il sera un whig ou un tory forcené, il aura mille défauts, une mauvaise humeur ou des colères qui deviennent la véritable affaire et le tourment de sa vie. Utilitaires, ne comptez pas sur lui : cet homme-là n’est pas des vôtres.

On en peut dire tout autant de la ménagère : ses domestiques la trompent, et ses lésineries ne lui rapportent pas 5 shillings par an ; tout autant de la maîtresse de maison : ses primeurs se perdent, ses bons plats ne reparaissent pas sur la table ; tout autant du clergyman : il ne réussit qu’à devenir la fable de ses cuisinières ; de la jeune fille : elle ne veut accepter qu’un lord pour mari, précisément parce qu’elle n’a aucune chance raisonnable d’en rencontrer un : plus elle est mortifiée de ne pas réussir, plus elle s’acharne. Et d’où vient ce ridicule désir ? A-t-elle calculé ses intérêts, a-t-elle des vues sérieuses d’avenir ? Elle a rêvé de s’entendre appeler my lady et de voir des armoiries peintes sur son carrosse. Où sont donc les citoyens futurs de la république utilitaire ? Sont-ce les joueurs, les ivrognes, les amoureux, les sectaires, les gens qui se battent en duel, ceux qui sont esclaves, — et tous ne le sont-ils pas plus ou moins ? — de leurs passions ou de leurs préjugés ? Écartons encore les ambitieux, les glorieux, les poètes, les artistes ; écartons enfin, car il y en a, les patriotes, les amis dévoués de l’humanité, les saints, les martyrs de leur foi ou de leur conviction. Que restera-t-il ? Conclusion : l’essentiel est si peu la règle constante de la conduite des hommes que ce qui paraît en eux pur égoïsme n’est que passion, imagination, habitude, caprice, en un mot absence de raison.

Dire que la science du cœur humain c’est l’étude des passions n’est pas une proposition bien nouvelle ; mais les moralistes qui prétendent corriger les passions avec le secours de la raison ne sont pas les maîtres suivis par Hazlitt. Il ne croit qu’à la victoire d’une