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passion sur une autre, et il admet des passions vertueuses en reconnaissant qu’il y en a de criminelles. Le sentiment est son critérium en morale, en littérature, dans les arts. Aussi ne faut-il pas s’étonner que Montaigne et Rousseau soient ses guides. D’abord il se serra contre le second, puis il s’approcha de plus en plus du premier, et il est bon de noter que dans un chapitre sur les essayists il attribue à celui-ci l’invention du genre. La parenté des esprits n’est pas difficile à suivre du moraliste sceptique du XVIe siècle au moraliste métaphysicien dont nous nous entretenons. Substituez aux chapitres inégaux — où l’esprit de Montaigne suit sa pente comme une eau qui s’épanche — de libres causeries pleines d’humour, mais sur des sujets déterminés, vous avez les essais de Steele. Supposez à côté de ces causeries des conversations élégantes où l’esprit a plus de part que la nature, c’est Addison que vous lisez. On sent d’ailleurs que tous deux aiment Horace. Les essais, sous la forte main de Johnson, deviennent de petites dissertations en style périodique ; on voit qu’il lit Sénèque et Cicéron. Les personnages, correspondans fictifs, héros de romans qui peuplaient agréablement cette région littéraire et y jouaient de petits drames variés, s’y montrent encore de loin en loin ; mais ils sont raides et froids, semblables à des marionnettes jouant des comédies vertueuses. Nous les ôterions volontiers pour n’entendre que ce brave Johnson, le plus honnête homme de la littérature anglaise. Accordez enfin à l’essai plus d’étendue ; que la dissertation s’y coudoie avec la causerie, en sorte que l’auteur ait souvent lieu de revenir à ses moutons et d’user de ces transitions, « nous disions plus haut » et « reprenons, » familières à Montaigne ; faites-y place à la métaphysique du sentiment, aux querelles de parti, au spleen politique et social : c’est Hazlitt, le rédacteur de l’Examiner ou du Libéral, qui entre en scène.

Telle est son originalité. Quand on lit ses pages tour à tour brillantes et familières, il ne faut pas perdre de vue les principes du métaphysicien. C’est pour l’avoir fait trop souvent qu’on se représente Hazlitt, surtout à l’étranger, comme un esprit paradoxal dont le plaisir, ainsi que le talent, consistait à chercher quelque jolie thèse à soutenir, quelque question curieuse à traiter. Sans cette précaution, il arriverait, par exemple, que l’Essai sur les testamens (On will-making) serait interprété comme une satire sur les testateurs et sur les bons tours que les défunts se plaisent à jouer aux vivans. Au reste ce ne serait pas avoir la main heureuse que de la mettre sur ce sujet après Horace, Lucien et tant de modernes qui l’ont traité, Hazlitt n’a pas songé à écrire douze ou quinze pages sur les méchancetés posthumes : il a fait une analyse des passions qui sont en tiers entre le notaire et le testateur. L’héritage, ce prolongement de la propriété, lui fournit une suite à son Essai sur l’amour