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pratique ininterrompue de son rude métier ont pu le faire, c’est encore un Rawenswood du plus beau type, A ne point parler de Rubini, qui reste incomparable, l’attitude de Fraschini dans le grand finale, sa façon de dire le magnifique récitatif de la scène des tombeaux, effacent tous les souvenirs. Oui, sans doute l’effort y est, mais l’art qui gouverne ce son fatigué, laborieux, a tant de puissance, cette nature physique est si robuste, que tout cet énorme travail échappe au spectateur ordinaire, et que les gens experts, pleinement rassurés d’avance sur le résultat, n’ont qu’à se laisser émouvoir et charmer en se disant : « Fatigue ou non, c’est son affaire et point la nôtre ! »

Une organisation qui par contre ignore l’effort, c’est Mme Patti. Elle a beau se prodiguer, sa voix n’en devient que plus belle : émission splendide, éclat, rondeur, justesse, velouté, l’instrument est merveilleux; quel gosier, quelle virtuose, mais aussi quelle étrange actrice! Le Théâtre-Italien ne passe point généralement pour une fameuse école de mise en scène, cependant encore devrait-on savoir marcher et faire un geste. Mme Patti songe à peine à ce qu’elle chante, comment s’occuperait-elle de son jeu? Aucune espèce de parti-pris dans la physionomie, dans le costume, jamais un mouvement qui laisse voir une intention fixée d’avance, mais des soubresauts d’émotion, des saccades, du pointillé jusque dans l’effarement! Le personnage que Mme Patti représente n’a rien de commun avec la douce, la mélancolique et féroce amante de Rawenswood, c’est une Lucie des salons, pimpante, heureuse d’être au monde et souriant d’aise au public à travers ses larmes.

Le surlendemain, Mme Patti reprenait le Barbier, très malmené du reste par l’ensemble de la troupe. La contagion de l’opérette-bouffe va-t-elle empoisonner jusqu’à ce théâtre? Le fait est que maintenant le chef-d’œuvre de Rossini se joue à peu près en cascade : ce n’est que justice; le goût d’une époque déteint sur tout. Bartholo, Figaro, Bazile, Almaviva, s’en donnent là comme des pitres, Rosine elle-même fait des niches, si bien que ce Barbier finira par n’être plus qu’un de ces prétextes à intercalation qu’on appelait jadis des pièces à tiroir. Sur la leçon de chant se concentre aujourd’hui tout l’intérêt du spectacle, et ce petit concert dont la brillante virtuose compose à son gré le programme vaut à lui seul tout un poème : tantôt c’est « l’éclat de rire » d’Auber dans Manon Lescaut, tantôt la valse du Pardon. Pour l’audace, le goût, la pureté, le prodigieux fini des vocalises, ce dernier morceau n’a rien de comparable; on se souvient de l’effet qu’il produisit sur l’élite de la société parisienne le soir où Mme Adelina Patti le fit entendre la première fois l’an passé dans une fête de bienfaisance donnée au Grand-Hôtel par la princesse de Beauvau : c’est, à vrai dire, la perfection du genre, le dernier mot de l’art du solfège. Sa voix égrène là pour des millions de pierreries, et parmi tous ses écrins de grande dame, parmi tous ces joyaux.