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LA PRUSSE ET L’ALLEMAGNE.

nelle de l’homme sur l’homme y est moins forte, le talent de se communiquer ou de s’imposer y est plus rare. Celui des trois Français qui passe caporal est celui qui sait parler, et, bien qu’on parle beaucoup en Allemagne, la parole n’y a pas de ces effets décisifs qui emportent toutes les résistances. Les Allemands se laissent discipliner par l’homme qui tient d’une paire d’épaulettes le droit de leur commander ; mais ils se plient difficilement à la discipline des partis. Les chefs ont peine à compter sur leur monde, qui n’accepte leur autorité que sous bénéfice d’inventaire ; souvent, au moment où ils sonnent la charge, chacun tire de son côté. Aussi est-il malaisé de savoir ce que veulent les partis allemands ; ils se fractionnent, se morcèlent à l’infini : où l’on pensait ne trouver qu’un programme, on en trouve dix ; le texte primitif et commun disparaît sous la diversité des commentaires. De même qu’il est à la fois cosmopolite et homme de clocher, l’Allemand unit l’esprit de détail à l’esprit de système ; telle vérité particulière qui l’a frappé lui est plus chère que la vie, il y voit le monde entier. N’est-ce pas l’Allemagne qui a inventé ce proverbe, que souvent les arbres empêchent d’apercevoir la forêt ? Ajoutons que le Français ne veut pas toujours la même chose, mais qu’il ne veut d’habitude qu’une chose à la fois. L’irrésolution de l’Allemand provient le plus souvent de ce qu’il a peine à rien sacrifier ; il examine en conscience le pour et le contre de chaque question ; la thèse lui plaît, l’antithèse a du bon. Ne lui demandez pas de choisir ; sa langue est souple, elle a des complaisances que n’a pas le français ; il saura trouver une formule qui dira tout, et qui mettra son cerveau en paix avec sa conscience. Cet Allemand qui voulait à la fois la liberté absolue de la presse et la censure, quiconque a voyagé au-delà du Rhin l’a connu. Il en est plus d’un parmi ses compatriotes qui se flatte de concilier la centralisation avec la pleine autonomie des communes, le militarisme avec le régime parlementaire, qui est à la fois conservateur et radical, et vit dans les contradictions comme le poisson dans l’eau ; il n’est pas bien convaincu que, pour faire une omelette, il soit nécessaire de casser les œufs.

Non, le Rhin n’est pas une frontière fictive. Il sépare deux peuples qui sont d’autant plus appelés à agir l’un sur l’autre qu’ils se ressemblent moins : l’un, race vive, communicative, électrique, dont le souverain légitime est le discours écrit ou parlé, et où l’on voit par instans une grande passion commune se répandre de proche en proche comme une contagion et enflammer toutes les âmes ; l’autre, race lente et réfléchie, qui raisonne ses impressions, creuse ses passions et les refroidit en les expliquant, compromet ses espérances à force de les discuter, se défie de ce qui semble évident, où chacun tient à }}