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prussienne n’a pas changé d’humeur, qu’elle encourage les rêveries d’autrui parce que cela peut servir, que pour son compte elle rêve peu, que, selon le mot de Voltaire, elle a un héroïsme avisé et va droit au solide.

Le grand Frédéric, qui faisait toutes ses affaires lui-même, n’a jamais craint les responsabilités. S’agissait-il de prendre la Silésie, il ne se mettait guère en peine d’établir son droit ; il lui suffisait d’expliquer aux contemporains et à la postérité que la monarchie laissée par Frédéric Ier à ses descendans était une espèce d’hermaphrodite, tenant plus de l’électoral que du royaume, qu’il y avait de la gloire à décider cet être, et que ce sentiment fut sûrement l’un de ceux qui fortifièrent le roi dans les grandes entreprises où tant de motifs l’engageaient. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent d’habitude en Prusse. « En 1804, dit M. Thiers dans son Histoire de l’Empire, la Prusse avait un roi fort jeune, fort sage, qui mettait beaucoup de prix à passer pour honnête, qui l’était en effet, mais qui aimait infiniment les acquisitions de territoire… On possédait un singulier moyen pour tout expliquer d’une manière honorable. Les actes équivoques étaient attribués à M. d’Haugwitz, qui se laissait immoler de bonne grâce à la réputation de son roi. » En 1866, il y avait aussi à Berlin un roi profondément honnête, dont l’honnêteté, assure-t-on, -allait jusqu’au scrupule ; ce roi avait un ministre qui était un grand oseur, que les scrupules n’incommodaient point, un bien autre homme assurément que M. d’Haugwitz, et ce ministre finit par vaincre les hésitations de son maître et par lui forcer la main. C’est ainsi que parle la légende.

Si les Prussiens avaient été vaincus à Sadowa et que le général Benedek fût entré à Berlin, l’opinion publique se serait apitoyée sur l’infortuné souverain victime, en dépit de sa conscience, des coupables témérités d’un nouvel Albéroni. Cependant cela n’eût pas été tout à fait juste. Les rois de Prusse, comme le disait Saint-Simon, sont de tous les princes de l’Europe les plus attentifs à leur agrandissement, et ce n’est pas sur le trône des Hohenzollern qu’il faut chercher le type du conquérant malgré lui. La fortune ne leur pourra jamais reprocher de s’être refusés aux occasions qu’elle leur offrait ; elle les a toujours trouvés prêts et attentifs : aussi les a-t-elle toujours gâtés, et ce n’est que justice ; si elle les aime, ils le lui rendent bien. Frédéric II faisait profession d’adorer sa sacrée majesté le hasard, — sentiment vraiment prussien, bien que le langage ne le fût pas. Les successeurs du grand Frédéric, comme ses devanciers, n’ont jamais distingué la Fortune de la Providence. Race étrange, très appliquée à ses devoirs, dévouée au bien de l’état, lui sacrifiant ses fantaisies et ses plaisirs, un peu raide d’allures et très souple