Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/300

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
294
REVUE DES DEUX MONDES.

l’Europe laissera faire. Le gouvernement les laisse dire, il sait à quoi s’en tenir, et que, si les nationaux-libéraux étaient au pouvoir, ils seraient aussi réservés et aussi circonspects que lui. C’est le grand avantage du gouvernement parlementaire que non-seulement les ministres, mais l’opposition elle-même s’y sentent responsables. Une opposition qui sur un vote de majorité a chance d’arriver au pouvoir sait qu’on la mettra en demeure d’exécuter son programme, de faire ce qu’elle demandait aux autres de faire ; il en résulte qu’elle pèse ses paroles et ses censures, qu’elle s’abstient de demander l’impossible. Les libéraux-nationaux obtiendraient dix votes de majorité que cela ne changerait rien à la distribution des portefeuilles. « Ils peuvent chanter impunément tous les airs qui leur plaisent, nous disait un Berlinois ; si jamais ils arrivent au pouvoir, ce sera dans si longtemps qu’on ne se souviendra plus qu’ils ont demandé la lune. » Ce qui n’empêche pas qu’un parti composé d’hommes honorables et sérieux qui demande tous les jours la lune est inquiétant pour le repos de l’Europe, parce que la répétition est de toutes les formes de rhétorique la plus puissante, et qu’un gouvernement finit par s’user quand son rôle se réduit à un perpétuel refus. Les plus forts n’y tiendraient pas, et, comme le disait récemment au sénat M. Chasseloup-Laubat, c’est la transaction qui gouverne le monde raisonnable. Puisse-t-il ne s’en point faire en Prusse aux dépens de la paix !

Il est fâcheux que M. de Bismarck soit un homme compliqué, mais incomplet. Esprit supérieur, caractère fortement trempé, homme d’entreprise et incomparable diplomate, il ne possède pas les qualités qui font d’un grand ministre le modérateur des partis. Il a su se créer une éloquence qui n’est qu’à lui, éloquence laborieuse, qui cherche le mot, mais le trouve toujours heureux, juste et quelquefois charmant. Ses discours, pleins de verve, d’humour, d’idées originales et spécieuses, bien que souvent contradictoires, sont toujours des événemens, et il n’est pas de talent oratoire dont l’Europe soit plus curieuse que du sien ; mais il n’entend rien à cet art si délicat du maniement des assemblées. Soit hauteur, soit impatience nerveuse, il ne trouve pas ces habiles tempéramens qui concilient les dissidences, ou ces coups de partie qui étonnent et décomposent une majorité réfractaire. Il lui est plus facile de faire des complimens que des concessions, et sa méthode est d’emporter les hommes, comme les choses de haute lutte ; la résistance le rebute ou l’aigrit. « M. de Bismarck, disait un politique qui possède précisément tout ce qui manque au ministre prussien, est un homme d’une puissante imagination et d’un prodigieux caractère, qui n’est pas né homme d’état, qui l’est devenu par un concours singulier de cir-