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Somme toute, malgré l’intérêt des détails, ce roman de M. Levin Schücking est une œuvre fort incomplète, puisqu’il y manque un plan nettement conçu et résolument suivi. Un autre récit du même écrivain, le Château de Dornegge ou le Chemin du bonheur, renferme des idées bien plus précises. Une des meilleures préoccupations de nos jours, c’est la culture de la liberté morale, la défense des droits de l’individu. En face de la démocratie toujours croissante, quiconque travaille à fortifier la conscience individuelle accomplit une œuvre de salut. Rappelez-vous ces paroles de M. Michelet, écrites il y a près de quarante ans : « Ainsi vacille la pauvre petite lumière de la liberté morale. Et cependant la tempête des opinions, le vent de la passion, soufflent des quatre coins du monde... Elle brûle, elle, veuve et solitaire; chaque jour, chaque heure, elle scintille plus faiblement, si faiblement scintille-t-elle, que dans certains momens, je crois, comme celui qui se perdit aux catacombes, sentir déjà les ténèbres et la froide nuit... Peut-elle manquer? Jamais, sans doute. Nous avons besoin de le croire et de nous le dire, sans quoi nous tomberions de découragement. Elle éteinte, grand Dieu ! préservez-nous de vivre ici-bas ! » Il faut donc s’attacher à ce sentiment de la liberté, de la responsabilité personnelle; il faut l’affermir en nous et le protéger contre tant d’ennemis qui le menacent. Les meilleurs esprits de nos jours savent bien que, politiquement et religieusement, c’est là le grand remède à nos misères. Est-ce à dire que cette liberté morale consiste à se dégager de tout lien ? Bien au contraire, le vrai signe de l’indépendance est de connaître son devoir, c’est-à-dire sa loi, et de s’y soumettre librement. C’est mal servir sa dignité propre que de la chercher hors des conditions naturelles, quelles que soient d’ailleurs la noblesse et la générosité de cet effort. Pour rendre sa pensée plus claire, c’est chez une jeune fille que M. Schücking nous montre cette générosité imprudente. N’y a-t-il pas pour la femme plus encore que pour l’homme des conditions, sinon des devoirs, auxquelles on ne se soustrait pas impunément? Mlle Eugénie de Chevaudun, l’héroïne du récit, a oublié ces vérités si simples. C’est une âme courageuse qui croit de sa dignité de ne devoir son bonheur qu’à elle-même. Elle était bien jeune quand sa mère est morte; depuis, élevée au couvent, elle a nourri dans le secret de son cœur les sentimens les plus fiers. Son père, le plus riche banquier de l’Allemagne, le roi des millions, l’initiateur des grandes entreprises, son père va se remarier avec une toute jeune femme. Eugénie quitte cette maison où elle se sent devenue étrangère; elle est maîtresse de sa fortune qui ne s’élève pas à moins de dix millions, et la voilà bien résolue à se créer elle-même sa destinée.