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Suivons l’ingénieux conteur au château d’Edern-Wallbourg, où vit une famille aristocratique un peu déchue quant à la fortune, mais très hautaine en ses prétentions. Si le chef, le comte Achatz, est un bonhomme inoffensif, c’est qu’il est à peu près tombé en enfance. La comtesse est une maîtresse femme qui, aidée de son fils et de ses deux filles, travaille à redorer le blason des Wallbourg. Cette noble dame entend l’honneur à sa manière : le premier de ses devoirs étant de relever sa race, elle retient une succession à laquelle, en bonne conscience, elle sait très bien qu’elle n’a pas droit. Un matin arrive au château une belle jeune fille recommandée par une chanoinesse des environs : Anna Morell, c’est le nom qu’elle se donne, vient faire l’éducation de la seconde fille du comte Achatz. Vous devinez déjà sous ce déguisement la fière personne dont nous parlions tout à l’heure. Eugénie de Chevaudun, dans sa passion du vrai, a pris en haine le monde où elle est née. Avec la fortune qu’elle possède, peut-elle être jamais assurée d’un hommage pur, d’une affection sincère? Cette pensée la désole; elle porte envie à la pauvreté honnête et laborieuse. Le travail, l’effort de tous les jours, voilà ce qui fait le prix de la vie. On ne possède véritablement que ce qu’on a mérité. Heureux surtout le mérite inconnu! heureuses les vertus cachées ! Voilà pourquoi la fille de M. Chevaudun a renoncé à son nom : dans sa condition obscure, elle aura la joie de se sentir vivre, elle sera une personne, une conscience, une âme, et non un jouet brillant orné par la fortune. Si quelqu’un l’aime un jour, ce sera bien elle qu’on aimera. Inspiration généreuse, téméraire entreprise! est-ce qu’une Eugénie de Chevaudun, si belle, si fière, peut échapper aux regards? Est-ce qu’il lui est possible de se séparer du monde, à moins de s’enfermer dans un cloître? Est-ce que l’isolement d’ailleurs serait une sauvegarde pour cette liberté dont elle est jalouse? C’est la société, si elle cherchait bien, qui lui fournirait ses appuis; ce rêve de stoïcisme et d’héroïque solitude va la jeter en des périls sans nombre. Elle fera le mal, elle qui n’aspire qu’au bien. Elle portera le trouble dans plus d’une famille, elle détruira elle-même son bonheur... Je n’ai pas à raconter ces aventures, l’histoire est très attachante et dramatiquement conduite ; mais ce sont les idées qui nous intéressent. Or, aux dernières pages du récit, quand Eugénie de Chevaudun est comme écrasée sous le poids de ses imprudences, quand elle a perdu la tête et qu’elle semble coupable, celui qui l’aime, celui qu’elle n’a cessé d’aimer et dont elle s’imagine avoir encouru le mépris, Dankmar de Gohr, la justifie en ces termes. Hermine de Gohr, une amie d’Eugénie, l’abbé Zander, un vieil ecclésiastique très dignement mêlé à cette histoire, sont tout prêts à condamner celle qu’ils croient perdue :