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de leur demi-civilisation, regardent les sauvages comme des êtres inférieurs et jusqu’à un certain point méprisables. On ne rencontre pas un groupe de trois misérables cases laotiennes qui n’ait un nom connu aux environs; au contraire le plus important village fondé et peuplé par ceux que l’on peut considérer comme les possesseurs primitifs du sol est désigné par l’appellation générale et dédaigneuse de Ban-Kas, bourgade de sauvages. L’étranger n’accepte pas ce jugement rendu par un orgueil fort déplacé. Les sauvages sont de rudes travailleurs, et c’est dans les contrées qu’ils occupent que j’ai vu les plus belles rizières, les plus beaux troupeaux de bœufs. Ils sont timides, effarouchés d’abord; on les apprivoise aisément. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé dans mes promenades de demander à ces enfans des forêts un abri contre le soleil, de l’eau pour étancher ma soif, une natte pour y oublier ma fatigue ! Ils n’entendaient pas mon langage, mais devinaient bien vite avec leur instinct hospitalier les besoins qui m’amenaient chez eux, et se hâtaient de les satisfaire. J’ai fait de véritables festins dans ces cases, où s’étalait tout le luxe que peut fournir le bambou travaillé de cent façons; je ne me rappelle pas sans reconnaissance certaine collation composée de riz gluant, de pattes d’iguane fumées et de piment que m’offrit un jour un sauvage de soixante ans environ que je rencontrai dans les bois, et auquel ma longue barbe causait plus d’étonnement que de terreur. Ce beau vieillard parlait une langue rauque et sonore où les r abondaient, tout au contraire du laotien, où cette lettre semble peu employée. Il prit autant de plaisir à me montrer sa cabane, ses champs de maïs et ses rizières qu’aurait pu le faire un propriétaire civilisé. Les plaines étant devenues rares, il a fallu cultiver le riz sur les montagnes, et par la force des choses l’organisation des rizières de forêts a été perfectionnée. Les agriculteurs des environs de Luang-Praban mettent à profit pour irriguer leurs terres les sources nombreuses qui s’échappent des rochers, et, chose inouïe dans tout le Laos inférieur, ils vont même au besoin jusqu’à creuser des canaux de dérivation. Les cultures sur les pentes des montagnes se font avec la liberté que laisse à une population relativement peu nombreuse une immense étendue de terres inoccupées. On brûle les arbres, on coupe plus ou moins les souches carbonisées sans arracher les racines, et on pique le riz sur des croupes rondes, sur des pentes abruptes, sans faire le plus léger travail de nivellement. Il en résulte qu’au bout de peu de temps les arbres repoussent et envahissent la rizière. En défonçant le terrain, on éviterait cet inconvénient; mais alors les pluies diluviennes entraîneraient dans les vallées, balayées par les torrens, tout l’humus que ne maintiendraient plus les racines. Au mois de mai, durant notre séjour à Luang-Praban, les cultures n’étaient encore que préparées; elles apparaissaient de loin en loin