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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/578

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aux étrangers, mais qui fonctionnait à merveille. L’ivrognerie, qui exerça de si grands ravages parmi les travailleurs blancs, était inconnue aux Chinois ; les querelles et les rixes étaient excessivement rares dans leur quartier. Ils s’adonnaient au jeu avec passion, et on les voyait quelquefois, après des journées d’un rude labeur, passer la nuit entière autour de leurs feux, occupés à risquer leur salaire sur un coup de hasard ; mais dans ces excès même ils témoignaient de leur retenue habituelle, et ce n’est qu’à de longs intervalles que les inspecteurs eurent occasion de les rappeler au sentiment de l’ordre. On ne cite qu’une seule circonstance où la paix fut sérieusement troublée ; c’était au mois d’avril 1869, alors que les travaux approchaient de leur fin. Des dissensions dont la cause est restée inconnue éclatèrent brusquement au grand jour et divisèrent le camp chinois en deux factions, l’une de beaucoup plus nombreuse que l’autre. Il y eut une véritable mêlée où les Chinois se battirent avec autant de fureur que « des Irlandais à la foire. » On compta des morts et des blessés, et il fallut l’emploi de la force pour arrêter l’effusion du sang ; mais on n’alla pas plus loin : les inspecteurs de la ligne traitèrent cette échauffourée à l’américaine, c’est-à-dire que, la tranquillité extérieure une fois rétablie, ils ne se mêlèrent plus de rien, et laissèrent aux combattans eux-mêmes le soin de faire leur paix. Cette bataille de Chinois au centre du nouveau continent divertit beaucoup le public et les journaux ; on félicita les coulies de la bravoure dont ils avaient fait preuve, et on leur accorda plus de considération que s’ils étaient restés paisibles. Toute idée d’intervention judiciaire fut repoussée, « Il serait étrange, écrivait à ce sujet le correspondant humoristique de l’Alta California, que sur cette terre de liberté les aimables disciples de Confucius ne jouissent pas comme tant d’autres du droit de se casser la tête lorsque le cœur leur en dit. »

Il faut ajouter que les émigrans chinois sont mal vus des gens du peuple en Californie. Dociles, contens de gages modiques, prêts à toute espèce de travail sans murmurer, exacts à remplir leur devoir, ils sont en effet des concurrens dangereux pour l’ouvrier américain, souvent insolent, exigeant, aisément porté à la révolte, et ne reculant devant aucune violence lorsqu’il croit ses droits méconnus. Aussi plus d’une fois a-t-on essayé à San-Francisco de s’opposer par la force au débarquement des émigrans asiatiques. Jusqu’à présent, les autorités ont triomphé de ces résistances ; pourtant l’appréhension qu’inspirent ces scènes de violence est si forte, qu’à l’arrivée des bateaux à vapeur de l’Océan-Pacifique faisant le service entre la Chine et la Californie, la police est toujours sur pied et en force le long des quais où s’opère le débarquement des