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Les écrivains peuvent manquer de deux façons aux lois scientifiques, soit en employant par hasard et mal à propos un terme technique, soit en prétendant tirer une conclusion d’un fait ou d’une observation qu’ils rapportent inexactement. Ceci est plus grave que de prendre un mot pour un autre dans un poème ou dans un roman. Pourtant on peut reprocher à quelques écrivains d’avoir fait danser des villageois sur la fougère ou sous la fougère, ce qui est également impossible, d’avoir, comme Balzac, moins exact que minutieux, mélangé des fleurs d’été et des fleurs d’automne dans les bouquets présentés à Mme de Mortsauf. Même les erreurs de ce genre, qui semblent innocentes, doivent être évitées. Or La Fontaine n’en est pas exempt et en commet de plus graves. La nature de ses ouvrages autorise plus de sévérité que toute autre poésie. Il met les bêtes en scène ; n’aurait-on pas le droit d’exiger qu’il les peignît fidèlement ? Il annonce lui-même dans une préface que les propriétés des animaux et leurs divers caractères sont exprimés dans ses fables. Il ne nous doit donc pas seulement un style agréable, une moralité ingénieuse, un récit intéressant, une leçon de sens commun, de prévoyance ou de courage : c’est bien là son intention ; mais il va plus loin dès les premiers mots, et dans tous les cas une certaine vraisemblance serait nécessaire. Si ses animaux étaient trop contraires aux êtres naturels, ses leçons perdraient leur sel et leur vérité. S’il nous donnait l’hippopotame pour gracieux, le singe pour maladroit et lourd, le chat pour ouvert et franc, les enfans seraient aussitôt choqués et lui retireraient toute confiance. Ce sont sans doute des êtres fictifs qui vivent dans ses fables, des représentations animées de facultés, de qualités et de vices abstraits : le renard y représente l’astuce, le loup la violence, le lion l’autorité, le corbeau la crédulité. Encore faut-il qu’ils aient les mœurs de ces animaux, que nous trouvions dans leurs actions, même en leur langage, les caractères et les habitudes de ceux dont ils portent le nom. C’est précisément ce mélange des mœurs de l’homme et de celles de l’animal qui doit nous plaire, qui rend les leçons de la fable plus agréables que celles d’une morale nue. Même en des écrits où les animaux ne jouent point un rôle si important, il ne faut rien dénaturer. M. Alfred de Musset, dans une comparaison célèbre, rapproche du pélican le poète, contraint de dévoiler à la foule ses douleurs les plus secrètes en déchirant son propre cœur :

Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage
En le voyant au loin s’abattre sur les eaux.