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quelques histoires. De même les bêtes de Buffon, plus exactement décrites que celles de La Fontaine, ont moins de vie. On peut s’en convaincre aisément en comparant les deux auteurs lorsqu’ils ont traité le même sujet. Buffon raconte en ces termes la chasse du cerf :


« Intimidé, pressé, désespérant de trouver son salut dans la fuite, l’animal se sert aussi de toutes ses facultés ; il oppose la ruse à la sagacité. Jamais les ressources de l’instinct ne furent plus admirables ; pour faire perdre sa trace, il va, vient et revient sur ses pas, il fait des bonds, il voudrait se détacher de la terre et supprimer les espaces. Il franchit d’un saut les routes, les haies, passe à la nage les ruisseaux, les rivières ; mais, toujours poursuivi et ne pouvant anéantir son corps, il cherche à en mettre un autre à sa place. Il va lui-même troubler le repos d’un voisin plus jeune et moins expérimenté, le faire lever, marcher, fuir avec lui, et lorsqu’ils ont confondu leurs traces, lorsqu’il croit l’avoir substitué à sa mauvaise fortune, il le quitte plus brusquement encore qu’il ne l’a joint, afin de le rendre seul l’objet et la victime de l’ennemi trompé. »


Voici comment La Fontaine raconte la même aventure :

……… Quand aux bois
Le bruit des cors, celui des voix,
N’a donné nul relâche à la fuyante proie ;
Qu’en vain elle a mis ses efforts
A confondre et brouiller la voie,
L’animal chargé d’ans, vieux cerf et de dix-cors,
En suppose un plus jeune, et l’oblige par force
A présenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que de raisonnemens pour conserver ses jours !
Le retour sur ses pas, les malices, les tours
Et le change, et cent stratagèmes !


On ne croirait pas facilement, en lisant ces deux récits, que le poète accorde une intelligence aux animaux et que Buffon la leur refuse, et leur concède à peine le sentiment. Le cerf de l’un se sauve tout simplement, chez l’autre à tout instant la bête réfléchit et raisonne. Là, par instinct, il fait prendre le change, ici il veut « anéantir son corps, substituer quelqu’un à sa mauvaise fortune, se détacher de la terre, supprimer les espaces. » C’est un métaphysicien que cet animal, et qui pense à mille choses déplacées dans la circonstance, inutiles partout. L’image qui résulte de tous ces efforts est moins nette et moins brillante que celle du poète, et ne nous en apprend pas davantage sur les mœurs, les habitudes et l’organisation du cerf. Buffon lui attribue des raisonnemens humains, des pensées humaines, parce qu’il est préoccupé de l’homme qui poursuit le cerf. Il croirait abaisser la majesté du style, s’il racontait en termes plus précis et plus techniques les ruses de l’animal et la sagacité du