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Titus reprit son commerce avec elle ; Vespasien l’accueillit avec de grands honneurs, tenant compte de son rang, des services qu’elle lui avait rendus, de l’amour qu’elle inspirait à son fils. Comme le Palatin n’était pas occupé par l’empereur, on la logea au Palatin. Elle y étala sa beauté, sa magnificence, des prétentions imprudentes peut-être. Les amis de Titus et les flatteurs, troupe nombreuse et toujours prête, lui formèrent aussitôt une cour. Titus se plaisait à combler de faveurs un des principaux instrumens de sa fortune ; il était fier de montrer aux Romains qu’il avait une reine pour maîtresse ; il croyait tirer de ce scandale public un lustre nouveau, parce qu’elle n’était et ne devait rester que sa maîtresse. Les choses tournèrent autrement. Soit que les deux Juifs eussent laissé percer leur ambition, soit que le Palatin éveillât le souvenir des usurpations royales, soit que les honnêtes gens eussent été indignés de l’impudence de Titus, le bruit se répandit dans Rome que la Juive Bérénice allait être épousée, qu’elle prenait d’avance le titre d’Augusta, qu’elle s’essayait aux prérogatives d’une impératrice ; le public s’émut, les soupçons devinrent un murmure, le murmure un éclat. La multitude, qui avait applaudi Messaline et Poppée et qu’avait réjouie le mariage de Néron avec l’eunuque Sporus, ne put supporter l’idée d’obéir à une étrangère. Le vieux préjugé romain reparut avec toute sa force ; les cœurs redevinrent républicains uniquement pour détester une reine. Titus protesta ; on ne le crut point. Il sévit ; sa colère sembla une preuve nouvelle. Il fit battre de verges le philosophe Diogène, qui l’avait raillé sur ce sujet ; on railla plus fort. Il fit décapiter Héras, qui l’avait blâmé en public avec véhémence ; ce sang versé ne servit qu’à rendre Bérénice plus odieuse. Il dut enfin connaître le danger, écouter les avis de son père, écouter surtout sa propre ambition. On peut tout contre un peuple asservi, on ne peut rien contre un préjugé. Titus avait trop à conquérir et à garder pour tant compromettre ; Bérénice partit. Aurélius Victor raconte[1] qu’Aulus Cécina, personnage consulaire, fut assassiné brusquement par Titus à la fin d’un festin parce qu’il était soupçonné d’être l’amant de la belle Juive ; ce serait un dénoûment trop vulgaire pour le roman qu’a immortalisé Racine : il vaut mieux ne pas croire Aurélius Victor. On ne sait pas clairement si Bérénice fut congédiée au début du règne de Vespasien ou aussitôt après sa mort. Dans le premier cas, elle aurait eu quarante-trois ans, dans le second cinquante. Une femme de cet âge, depuis longtemps possédée, ne pouvait être mise en balance avec l’empire.

Il restait à Titus la consolation de se faire craindre ; il appliqua

  1. Épit. X, 4.