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En 1848, plusieurs de ces régimens croates de la frontière furent employés à combattre, dans les rues mêmes de Vienne, l’insurrection qui fut un moment maîtresse de la capitale. Les Gränzer se précipitaient sur les barricades défendues par les étudians, et, quand ils les avaient prises, ils coupaient la tête aux malheureux qu’ils avaient tués ou blessés, puis, comme ils faisaient autrefois pour les Turcs, ils venaient jeter aux pieds de leurs chefs ces sanglans trophées. C’était l’antique barbarie reparaissant tout d’un coup au milieu de luttes politiques provoquées par de généreuses passions et par les idées modernes.

Cette apathique ignorance, ce penchant au vol et à l’ivrognerie, cette brutalité qui caractérisent les hommes de la frontière, c’est là, nous l’avons vu, une naturelle conséquence de la condition qui leur est faite. C’est par les mêmes causes que s’explique le mauvais renom des femmes des confins. Il faut que le mal soit bien grand pour qu’il ait frappé les yeux dans ces provinces méridionales de l’Autriche et de la Hongrie, où les mœurs sont si faciles, où l’on est si indulgent pour soi-même et pour les autres. Les femmes, tout le long de la Save et de la frontière sèche, sont grandes, bien découplées, souvent jolies, parfois d’une rare beauté, et portent un costume pittoresque qui rappelle celui des filles serbes et bosniaques; mais elles passent pour respecter fort peu le lien conjugal. Tout les prépare dès l’adolescence à se livrer au désordre. Elles prennent leurs premières leçons dans la grande chambre où, pendant l’hiver, chez les plus pauvres, tout le monde, enfans, jeunes filles et jeunes garçons, couples d’époux, vieux parens, dort ensemble. N’y a-t-il pas là de quoi singulièrement instruire la jeunesse et émousser la pudeur? Ce qui est plus grave encore, c’est que les pères, les maris, les frères, même en temps de paix, sont souvent absens; s’il faut faire campagne, ils partent pour de longs mois, et souvent ne reviennent pas au pays. Surtout quand il y a eu de grandes guerres, le nombre des femmes est, dans tout le territoire militaire, bien supérieur à celui des hommes, et beaucoup d’entre elles n’ont plus de soutien et de protecteur naturel : c’est au milieu d’une telle population que sont lâchés, comme des enfans dans un verger, des centaines d’officiers dont la plupart, jeunes et célibataires, s’ennuient dans ce pays perdu et sont avides d’y trouver des distractions. Leurs fonctions les conduisent à se mêler de tout et à intervenir dans tous les débats de famille; elles leur ouvrent ainsi la porte de toutes les maisons. Le pouvoir à peu près illimité dont ils disposent fait que l’on redoute leur colère, et que l’on tient à s’assurer leur bienveillance. Est-il donc étonnant que les filles et les femmes, quand ces sultans au petit pied leur font l’honneur de les distinguer, ne songent guère à résister? Il naît de ces liaisons beaucoup d’enfans naturels et