Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/76

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

adultérins, et le nombre en serait encore plus grand, si les femmes, moins par peur de la honte que pour s’épargner une charge, ne recouraient souvent à l’avortement et à l’infanticide. Comme me le disait l’évêque Strossmayer, adversaire déclaré de l’institution des confins, les prêtres, par la confession, sont mis dans le secret de bien des crimes qui échappent à la justice : celle-ci d’ailleurs, pour ne point faire de découvertes gênantes, est intéressée à ne pas avoir la vue trop perçante.

Voilà donc quels semblent être les effets nécessaires du régime que nous venons d’étudier : dans tout le territoire auquel il s’applique, la culture est moins avancée, la misère plus grande, le caractère plus grossier et plus farouche, l’immoralité plus générale et plus scandaleuse que dans les provinces voisines habitées par le même peuple. En dépit de toutes les assurances d’optimistes qui ont de bonnes raisons pour défendre des abus dont ils profitent, les Gränzer commencent à s’apercevoir de cette différence et à s’en indigner ; ils commencent à sentir qu’ils sont les enfans déshérités, les parias de l’empire. Sans doute, presque tous illettrés, ils ne lisent pas les livres et les journaux où se discute la question des confins; mais ils causent avec les habitans des provinces limitrophes, ils comparent leur sort à celui de leurs frères, qui sont citoyens et soumis seulement à la loi civile ; ils réfléchissent et s’irritent secrètement. Le travail se fera lentement dans ces cerveaux obscurs, dans ces têtes habituées à se courber sous la verge; mais un jour, si on ne les délivre, ces esclaves se soulèveront, et d’un effort briseront tous leurs liens.

Le gouvernement autrichien paraît l’avoir compris : cédant à l’opinion et aux instances de la diète croate et du parlement hongrois, il va faire cesser cet anachronisme. La diète croate en 1848 avait élaboré un projet de réforme pour les confins. Tout en améliorant sensiblement la condition des Granzer, elle laissait subsister les traits essentiels du régime et l’armée des frontières; mais depuis vingt ans l’Autriche a fait bien du chemin : on ne saurait plus s’y contenter de ce qui eût été alors un réel bienfait. à y a aujourd’hui des deux côtés de la Leitha une vie publique trop intense et trop libre pour qu’un million d’hommes puisse rester ainsi dans une sorte de servage, en dehors du mouvement, du progrès et de la liberté. Le temps des demi-mesures est passé. Pour satisfaire l’opinion, la dissolution des deux régimens de Warasdin doit être suivie à bref délai de celle des autres corps de la frontière : dans quelques années, il ne doit plus y avoir d’armée ni de législation des confins.


GEORGE PERROT.