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vous visitez les arsenaux, les hôpitaux, les prisons, les écoles, l’impression est plus vive encore ; tout vous avertit que vous êtes dans un pays d’excellente administration, où règne l’ordre, un ordre minutieux et sévère, dans un pays où les savans ne gouvernent point, mais où le gouvernement s’entend à les employer, pays où ne croît point l’olivier, et qui ne laisse pas d’être cher à Pallas-Athéné, déesse de la dialectique hégélienne, de la science appliquée aux arts et du fusil à aiguille. Toutefois à l’admiration qu’éprouvaient les députés dont nous parlons se mêlait un secret malaise, et on assure que, lorsqu’ils eurent repassé le Mein, ils respirèrent plus librement. L’un d’eux s’écria : « Je comprends à cette heure pourquoi Henri Heine aimait à s’appeler un Prussien libéré. »

Tacite avait observé chez les Germains deux choses qui étaient propres à étonner une âme romaine, le prix infini que chacun de ces barbares attachait à son indépendance personnelle et le besoin qu’il éprouvait de l’aliéner volontairement en servant un chef de son choix auquel il se donnait pour un temps. Rien n’était plus antipathique au génie germain que ce savant et compliqué mécanisme que nous appelons l’état, où les individus, distingués en administrés et en fonctionnaires, ne comptent que par les charges qu’ils acquittent, par la quotité des redevances auxquelles ils sont tenus, par les services officiels qu’ils rendent à la chose publique, où ils sont tous soumis au perpétuel contrôle de cet être impersonnel qui se nomme le gouvernement, lequel dispose d’eux, fixe à chacun sa place, les emploie, les taxe et en quelque mesure leur fait leur destinée, de telle sorte que, pour employer les fortes expressions d’un publiciste fameux, « être gouverné, c’est être inspecté, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, autorisé et empêché. » Or le Germain avait horreur de la toise, du cordeau, de la cote, du règlement, des autorisations et des empêchemens, non que pour être libre il fût disposé à vivre seul : sa barbarie, dont notre civilisation est née, s’accommodait mal de l’isolement, la nature avait mis en lui un penchant passionné pour la vie collective ; mais il n’entendait pas qu’on disposât de lui sans son consentement. Il se donnait, parce que se donner c’est témoigner qu’on s’appartient, et il choisissait l’homme auquel il voulait se donner, parce que le choix est la liberté. Le chef auquel il s’était lié par un serment, il le servait en fidèle et loyal compagnon, ne lui refusant ni son cœur, ni ses sueurs, ni sa volonté, ni son sang ; mais quand expirait le terme de son engagement, il reprenait sa liberté, quitte à l’aliéner bientôt par un nouveau choix et par un nouveau contrat. Ces barbares, vêtus de peaux de bêtes, avaient inventé une chose où n’avaient pu atteindre ni les philosophes de la Grèce ni les légistes