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instrument de ses volontés, et un corps d’employés, interprètes et serviteurs de ses pensées, qui devaient en quelque sorte répandre jusqu’à l’extrémité des provinces l’âme de la royauté. Ce qu’il avait commencé, ses successeurs le continuèrent ; ils travaillèrent à perfectionner les deux outils de la monarchie, le soldat et le fonctionnaire, et ils les amenèrent à un point de perfection qui ne s’était jamais vu ailleurs. C’est alors que l’Europe apprit à connaître le type classique du roi de Prusse, un souverain très réglé dans ses mœurs, se levant à cinq heures du matin, plus riche en bottes qu’en chemises, et, quand il achetait un habit neuf, faisant servir ses vieux boutons, entassant des millions dans des tonneaux pour que l’occasion le trouvât prêt, assistant chaque matin à la parade, enseignant à ses grenadiers à manœuvrer avec une précision d’automates et les faisant passer par les baguettes pour la moindre peccadille, dressant ses employés comme ses soldats, les chargeant à leur tour de dresser ses peuples. L’obéissance était si aveugle, dit un témoin, que quatre cents lieues de pays étaient gouvernées comme une abbaye.

Le grand Frédéric n’inventa rien ; il suivit les traditions que son père et son arrière grand-père lui avaient léguées avec « leurs longs et étroits états. » Il communiqua seulement à cette monarchie soldatesque et bourgeoise dont il était l’héritier la gloire de ses actions, le prestige de sa renommée, cette grandeur qu’imprime le génie à tout ce qu’il touche. Sa philosophie lui servit à s’affranchir de tous les préjugés qui auraient pu nuire à sa politique, jamais elle ne lui coûta rien. Si pénétré qu’il pût être du grand principe de l’égalité des hommes, il entendait que l’ordre régnât chez ses peuples comme dans ses régimens, que chacun connût sa place et s’y tînt ; il attachait une extrême importance à la distinction des classes, au maintien de la hiérarchie sociale. Le métier de roi était considéré à Berlin comme l’art de tirer des hommes tout ce qu’ils peuvent donner sans les excéder, de les condamner au labeur sans les réduire au désespoir, de tenir les sources de la richesse publique toujours ouvertes sans les jamais tarir. Le grand Frédéric s’occupait beaucoup de l’élève du mouton ; il fit venir des béliers d’Espagne pour améliorer l’espèce ; il s’occupait plus encore de l’élève de l’homme ; c’était son art de prédilection. « Les petits états, disait-il, peuvent se soutenir contre les plus grandes monarchies, lorsque ces états ont de l’industrie et beaucoup d’ordre dans leurs affaires. » Pour faire jouer à un petit état le rôle d’une grande puissance, la royauté prussienne s’efforça d’apprendre à ses sujets deux grandes choses, le travail, qui supplée à la richesse, et la discipline, qui supplée à la force, parce qu’elle est elle-même la plus grande des forces.

Toutefois, si la discipline et le travail, conduits par le génie, suffisent pour mettre un pays en état de soutenir une guerre de sept