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ans contre toute l’Europe, ce n’est pas assez pour faire un peuple. Ce qui fait un peuple, c’est l’esprit public, et l’esprit public est tué par l’excès de gouvernement. Une nation qui n’est jamais appelée à vouloir ne peut avoir le cœur patriote. Exclue de toute participation aux affaires de l’état, elle les considère comme les affaires de ses maîtres et se désintéresse de ses propres destinées, dont elle ne se sent pas responsable. Pour que la Prusse devînt ce qu’elle est devenue, il lui fallait des malheurs, et les malheurs ne lui ont pas manqué. Au commencement de ce siècle, la royauté prussienne, livrée à des intrigues de cour et de cabinet, éblouie de son renom et de cet imposant édifice que le grand Frédéric avait maçonné de ses mains victorieuses, surtout trop confiante en ses mercenaires, se souvenant trop de Leuthen et de Rossbach, tenta une formidable aventure qui lui devint funeste. Ce fut assez d’une bataille, et elle se trouva sans armée, n’ayant plus dans la main que la moitié d’une épée, en proie à l’épouvante, voyant ses forteresses se rendre l’une après l’autre sans coup férir, et ses peuples à terre, sous le genou du vainqueur, moins inconsolables qu’étonnés de leur désastre. Ce fut comme un écroulement, comme une banqueroute. La paix de Tilsitt lui ôta d’un coup ses provinces polonaises, Dantzig, tous ses territoires compris entre l’Elbe et le Rhin. De six milliers de milles carrés, il ne lui en restait que trois mille ; de dix millions de sujets, elle était réduite à cinq, et elle avait à payer d’écrasantes contritions qui semblaient devoir épuiser pour bien longtemps toutes les sources de son revenu.

On pouvait croire que c’en était fait de la Prusse, qu’elle allait être rayée du nombre des nations qui comptent dans l’histoire. Cependant le jour de sa défaite fut le commencement de sa vraie grandeur, Iéna lui rapporta plus encore que toutes les victoires du grand Frédéric. Il n’est pas à craindre qu’elle oublie jamais les noms de Stein, de Scharnhorst, de Hardenberg, de ces demi-étrangers qu’elle avait eu la bonne fortune de prendre à son service et qui lui donnèrent ce qui lui manquait encore, — les vertus civiques, sans lesquelles un peuple n’est qu’un troupeau. Ces grands esprits croyaient aux forces morales ; rendre aux âmes leur ressort, qu’avaient affaibli ou brisé les abus du gouvernement militaire, du règlement et de la bureaucratie, ce fut tout le secret de leur politique. On les vit attaquer résolument les servitudes féodales qui pesaient sur le paysan, lui donner accès à la propriété, lui permettre de se racheter de ses corvées et de ses prestations personnelles, le relever de son abaissement, — puis conférer aux villes des franchises et des libertés, le choix de leurs magistrats et de leurs représentans, une constitution municipale fondée sur la participation de tous aux affaires