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publiques, — et d’une part préparer de vastes projets d’instruction populaire, de l’autre fonder à Berlin une université ouverte à la science libre, où l’éloquence d’un Fichte allait trouver une chaire et une tribune, — enfin réformer l’état, enlever la direction des affaires au cabinet royal pour la rendre au ministère, et, changement plus hardi que tous les autres, reconstituer l’armée en proclamant ce principe tout nouveau, que l’année c’est le peuple, que le régime des enrôleurs avait fait son temps, que tout Prussien de dix-huit à vingt-cinq ans, sans distinction de naissance ni de classe, se devait au service de son pays, et qu’en retour les grades étaient désormais accessibles à tous.

Le malheur et la nécessité sont nos dieux, a dit un Prussien. Les institutions que ses désastres lui rendaient nécessaires et qui l’ont mise en état de les réparer, la Prusse les a conservées dans la prospérité, et l’habitude les lui a rendues supportables. C’est ainsi que s’est formée la Prusse d’aujourd’hui, dont le tempérament politique étonne l’étranger, pays d’obéissance et de raisonnement, d’esprit militaire et d’esprit public, d’instruction populaire et de préjugés de caste, et, pour tout dire, pays où une royauté de droit divin gouverne une société fondée sur deux institutions républicaines, l’enseignement obligatoire et le service militaire universel. Tel est le miracle opéré par Iéna.

La plupart des peuples anciens, a dit Montesquieu, vivaient dans des gouvernemens qui ont la vertu pour principe, et, lorsqu’elle y était dans sa force, on y faisait des choses que nous ne voyons plus aujourd’hui et qui étonnent nos petites âmes. Cette vertu politique dont parle Montesquieu, et qui consiste dans l’amour du pays et des lois, dans l’attachement passionné pour l’intérêt général, est un triomphe de l’éducation sur la nature. Aussi l’état antique était-il fondé sur l’éducation, ou, pour mieux dire, sur une double éducation, celle que l’état donne au citoyen en l’instruisant, et celle que le citoyen se donne à lui-même en servant l’état ; on retrouve en Prusse quelque chose de pareil. Tout Prussien passe par l’école et par l’armée ; sous cette double discipline, il apprend à connaître et à servir son pays. Il en résulte que dans cette nation très monarchique et très féodale il règne quelque chose de l’esprit républicain de l’antiquité, un dévoûment raisonné à la chose publique, je ne sais quelle étrange combinaison de sujets et de citoyens. Si le grand Frédéric revenait au monde, assurément il reconnaîtrait la Prusse, elle tient encore de lui ; pourtant il la trouverait bien changée. C’est que le malheur l’a greffée.