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y pensait le moins en Europe ? Le fait est que cette manifestation assez imprévue n’avait précisément rien d’agréable pour la France, dont on rappelait les désastres, non plus que pour l’Autriche qui a été la dernière à payer les frais de la gloire de l’armée prussienne. À quel propos s’est-on cru obligé de tirer du fourreau tous ces souvenirs, pour un simple échange de cordons ? Nous ne voulons rien exagérer ; il se peut que l’envoi récent du général Fleury comme ambassadeur en Russie et la réception qu’y a trouvée ce grand-écuyer de l’empereur Napoléon aient donné un peu d’humeur à Berlin ; il se peut aussi que de Berlin on ait fait demander à Saint-Pétersbourg ce que tout cela signifiait, et alors l’empereur Alexandre, qui n’a rien à refuser à son oncle Guillaume, lui aura envoyé le cordon, en battant le tambour de 1813 aux oreilles de l’ambassadeur de France. De cette façon nous savons au moins à quoi nous en tenir. Que l’empereur Alexandre et le roi Guillaume n’aient point eu un objet plus précis et plus direct dans tout cela, qu’ils n’aient pas songé surtout à se passer la fantaisie d’une démonstration provocatrice vis-à-vis de la France, c’est on ne peut plus vraisemblable ; seulement ils sont allés un peu loin dans leurs effusions, ils ont forcé un peu la note, qui a retenti comme une dissonnance dans l’atmosphère actuelle de l’Europe. Quant à l’alliance de la Russie et de la Prusse, ce serait une bien singulière illusion de croire qu’il était besoin du cordon de Saint-George pour la resserrer. Aux yeux de tous ceux qui veulent voir, elle existe parfaitement et depuis longtemps. Il peut y avoir des diversités d’action ou même des apparences de nuages dans les momens de trêve qui laissent à toutes les politiques une certaine liberté ; mais que la question européenne se montre de nouveau, l’alliance reparaît immédiatement. Elle a été plus étroitement nouée en 1863 par l’assistance que la Prusse a prêtée à la Russie dans les affaires de Pologne ; elle n’a fait que se confirmer dans les dernières années par l’assistance indirecte que la Russie a prêtée à la Prusse ; elle éclaterait demain dans tout son jour si les circonstances devenaient graves. Il ne sert à rien de se méprendre ; c’est la double force avec laquelle il faudra compter. Il reste à savoir si pour l’Allemagne elle-même, c’est l’alliance la plus enviable et la plus sûre, si elle n’implique pas pour la politique germanique des dépendances, des déviations, des sacrifices qui dépassent tous les avantages qu’on peut s’en promettre, si enfin, par cette masse compacte et menaçante placée au centre et au nord de l’Europe, elle ne crée pas des chances permanentes de conflit. Voilà la question, et le succès d’ironique incrédulité qui accueille de temps à autre tous les bruits de désarmement prouve assez la méfiance générale, quoique pour le moment rien ne semble menacer la paix du continent.

La paix est donc provisoirement le mot d’ordre universel. Chacun est à ses affaires. L’Angleterre, tranquille spectatrice des tourbillons menaçans ou frivoles qui passent par intervalles à la surface de l’Europe, se