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s’occuper ici ni des idées ni du style, choses pour le moins inutiles au musicien, et qui souvent, loin de lui venir en aide, l’incommodent. Des situations indiquées d’une façon sommaire et s’imposant par elles-mêmes à la curiosité du public, tel fut le grand secret de Scribe, art de librettiste surtout, puisqu’il s’agissait pour lui bien moins d’écrire une pièce que de combiner un plan. Que ce genre soit aujourd’hui démodé, nul ne le conteste. La musique est désormais émancipée ; si restreint que soit le cadre, elle y prétend marcher dans son indépendance, et même à l’Opéra-Comique il lui faut du sentiment et de la passion. De son côté, M. Auber n’en saurait démordre, et tient à rester l’homme du XVIIIe siècle qu’il est, qu’il sera jusqu’à la fin ; de là certaines dissonances moins insupportables assurément que celles de M. Richard Wagner, mais qu’il eût mieux valu, après le Premier jour de bonheur, ne point vouloir renouveler, car on ne doit jamais abuser des dissonances, pas plus en regard du passé qu’au nom de l’avenir.

Encore comprendrait-on.la raison d’être de ce Rêve d’amour, si de tout ce rococo se dégageait une ombre de fantaisie ; au lever du rideau et sur la foi de la mise en scène et des costumes, vous vous croiriez en plein Watteau. Hélas ! combien l’illusion passe vite ! Écoutez ce dialogue, cette pièce où foisonnent les situations les plus rebattues ; vous n’êtes même pas chez Marsollier, vous êtes chez Berquin ou chez M. Etienne : voici Lubin et Colette, monsieur le bailli et madame la marquise, les bons villageois et les beaux seigneurs, les cloches qui sonnent pour un mariage comme dans les Noces de Jeannette, voici ce mariage qui se rompt brusquement comme dans le finale du second acte des Huguenots, et ce brave paysan qui s’engage tout exprès pour chanter avec sa princesse le duo d’Arnold et de Mathilde dans Guillaume Tell ! Ce Marcel, le héros, le ténor de la pastorale, devrait s’appeler Némorin. C’est un berger tout romanesque, fort imbu de werthérisme, qui, lorsqu’il ne rêve pas aux étoiles, lit Jean-Jacques en gardant ses blancs moutons. Ici, je reproche aux auteurs d’avoir failli à la logique de leur personnage ; ce n’était pas dans les gardes françaises qu’il eût fallu l’embrigader, c’était dans le régiment des encyclopédistes, et vous eussiez vu sur le public une impression bien autrement prestigieuse, si, au lieu de nous montrer ses épaulettes, ce qui est d’un effet théâtral quelque peu vieilli, Marcel, de retour au village, se fût écrié dans une romance bien sentie : « Embrassez-moi tous, je suis l’ami de d’Alembert ! » Quoi, qu’il en soit, Némorin, dans une de ses promenades au clair de lune, rencontre Estelle mollement endormie sur l’herbette. Une abeille prendrait cette bouche pour une rose, le galant berger prend tout simplement cette rose pour une bouche, et s’empresse d’y déposer un doux baiser : de là son rêve d’amour ! Par malheur, Estelle est une grande dame, une princesse, « fille de tant de rois ! »