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le projet quelques-unes des garanties qu’assure à la liberté la constitution prussienne. Que répondriez-vous à un invalide de Kœniggraetz qui vous demanderait pourquoi il s’est battu en Bohême, ce qu’ont produit ces champs de carnage où son sang a coulé ? Vous lui diriez : Hélas ! c’en est fait de l’unité allemande, elle se retrouvera dans l’occasion ; mais nous avons sauvé le droit de budget de la chambre des députés, le droit de remettre chaque année en question l’existence de l’armée prussienne. Un tel droit ne saurait se payer trop cher ; c’est pour le posséder à jamais que nous avons combattu et vaincu l’Autriche… Guerrier, que ce soit ta consolation ! Que ce soit la vôtre, veuves éplorées qui avez porté au tombeau des époux morts au champ d’honneur ! » Ce discours, qui ne manqua point son effet, nous rappelle que Frédéric le Grand, lui aussi, déclama une fois dans sa vie. Au commencement de la guerre de Silésie, Marie-Thérèse lui dépêcha le sieur Robinson, ministre d’Angleterre à Vienne, pour essayer de l’amener à un accommodement. La première condition était que ses troupes évacuassent la Silésie dans le plus bref délai. Frédéric raconte dans ses mémoires que ce ministre négociait avec l’emphase dont il aurait harangué dans la chambre basse, et que le roi, enclin à saisir les ridicules, prit le même ton et lui répondit : « Si j’étais capable d’une action si lâche, si infâme, je croirais voir sortir mes ancêtres de leurs tombeaux. Non, me diraient-ils, tu n’es plus notre sang !… » Robinson fut étourdi de ce discours, auquel il ne s’attendait point, et ne demanda pas son reste.

Grand fut dans cette session l’embarras des nationaux-libéraux. Ils étaient à la fois très dolens et très heureux, et leurs deux âmes se disputaient entre elles. En leur qualité de nationaux, ils sentaient bien que la nouvelle confédération était une merveilleuse aubaine pour la grandeur de la Prusse ; en leur qualité de libéraux, ils ne pouvaient se dissimuler qu’on allait médiatiser et démanteler leur vieille constitution prussienne, qui, avec tous ses défauts, avait du bon[1]. Nous ne saurions comparer la confusion de leurs pensées et de leurs sentimens qu’au deuil que mena Gargantua de sa femme Badebec, laquelle était morte en donnant le jour à Pantagruel. « Quand Pantagruel fut né, qui fut bien ébahi et perplexe ? Ce fut Gargantua son père, car, voyant d’un côté sa femme Badebec morte,

  1. Les nationaux-libéraux sont les uns plus nationaux, les autres plus libéraux Cela s’est vu dans les. discussions du premier Reichstag. Parmi les chefs de ce parti qui sont le plus disposés à sacrifier au gouvernement les garanties constitutionnelles, à la seule condition qu’il travaille activement à faire l’Allemagne, se trouvent quelques députés des provinces annexées, comme par exemple le Hanovrien M. de Bennigsen, politique de grand talent. Dans la séance du 14 décembre dernier de la chambre des députés, une scission momentanée s’est opérée dans le parti. Un de ses plus habiles orateurs, M. Lasker, a déclaré, à propos de la loi de consolidation présentée par le nouveau ministre des finances, que les libéraux ne pouvaient faire plus de concessions au gouvernement sans violer la charte, ce qui lui attira cette réponse de M. de Bennigsen : « s’il en est ainsi, vous qui parlez et cette chambre tout entière, vous avez péché cent fois contre la constitution) »