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appoint que sa beauté pourrait apporter à son jeu, le souvenir nous revenait de Fanny Elssler, si admirable dans ce personnage de Marguerite, qu’elle jouait encore à Vienne il y a quelques années. Vous auriez cru voir vivant et se mouvant dans sa pureté, sa grâce et sa grandeur trafique, l’idéal de Cornélius, que Goethe, on le sait, mettait fort au-dessus de l’interprétation tourmentée et criarde du romantique Delacroix, Jenny Lind, qui se trouvait à Vienne à cette époque, ne manquait pas une représentation de ce ballet ; elle y venait comme à l’école, et le profit qu’elle tirait de la leçon se laissait voir ensuite, lorsque le lendemain elle se montrait à son tour dans le Freyschütz, chantant et figurant Agathe en grande artiste non moins sûre de sa pose et de son geste que de sa voix.

Restons à l’Opéra pour y célébrer avec tout Paris la fête du retour de la belle Ophélie. Ovations au départ, ovations à la rentrée, applaudissemens, bouquets, rappels, enthousiasme, j’imagine qu’une telle vie, toute lumière et tout azur, doit avoir par momens l’implacable ennui des ciels d’Orient : au moins les vraies princesses ont leurs jours de nuage, leurs préoccupations parlementaires et autres ; mais ces reines de théâtre, pas un souci, pas un martel à se mettre en tête. Leur dynastie, autant en emporte le vent. Qu’est-ce que cela fait à Christine Nilsson que le roi Claudius abdique ou change son gouvernement, que le fils de Gertrude monte sur le trône de son père ? Elle arrive, chante sa valse et sa complainte, ramasse ses bouquets, meurt, se rhabille, et le lendemain tout cela recommence : mêmes complimens, même abondance de richesses, même bonheur désespérant. Et cependant ce monde à part exerce une fascination irrésistible ; quand on y a mis le pied, on ne le quitte plus, fût-ce pour retourner vivre dans sa chaumière. Regardez aux derniers rangs : pas une de ces actrices, paraissant tout au plus une fois par quinzaine pour débiter quatre mots, ne s’aperçoit de sa profonde et ridicule oisiveté, tant les petites intrigues, les petites rivalités qui composent l’atmosphère où l’on respire maintiennent tous les ressorts de l’être dans une incessante élasticité. Or, si les choses se passent ainsi en dessous, quelles ne doivent pas être les émotions du rang suprême !

Nous ne voyons, nous public, que le succès ; mais savons-nous bien à quel prix il s’achète et se conserve, ce qu’il en coûte d’habileté, de politique, pour l’empêcher de jamais fléchir ? Et ces averses de fleurs, croit-on qu’elles tombent ainsi du ciel toutes seules et sans que les ouvreuses de loge s’en mêlent un peu ? Pauvre nature humaine, il faut toujours qu’elle ait son martyrologe ! Au temps des Malibran et des Dorval, on mourait pour son art à la peine, aujourd’hui on se tue, mais pour d’autres causes, la grande affairé est de thésauriser. Mlle Nilsson n’avait pas encore ouvert la bouche que déjà tous se racontaient