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s’occupent à toutes les fonctions d’intérieur, à l’entretien, à la réparation de la demeure. Seules elles ouvrent et ferment les avenues de la fourmilière matin et soir, seules (dans les espèces observées par P. Huber) elles vont aux provisions, car elles nourrissent tout le monde, même les légionnaires, oisives en dehors des temps d’expédition; elles élèvent avec le même soin les larves légionnaires et les larves volées ; seules enfin elles paraissent décider des intérêts matériels de la communauté, des agrandissemens nécessaires, de l’urgence d’une émigration et du lieu qui convient. Pierre Huber a fait une expérience qui montre très bien cette dépendance absolue où sont les amazones de leurs compagnes. Ces farouches guerrières ne s’entendent à aucun travail de ménage. Huber mit dans un tiroir vitré, dont le fond était recouvert de terre, trente amazones avec un certain nombre de larves et de nymphes, tant de leur espèce que de l’espèce auxiliaire. Un peu de miel dans un coin devait assurer la nourriture de la colonie. D’abord les amazones parurent faire quelque attention aux larves, elles les emportèrent çà et là, mais les laissèrent bientôt. Elles ne surent pas se nourrir elles-mêmes : après deux jours, quelques-unes étaient déjà mortes de faim à côté de la miellée, toutes étaient languissantes, elles n’avaient pas même construit une loge. « J’en eus pitié, » dit Huber. à mit dans le tiroir une auxiliaire. Celle-ci toute seule rétablit l’ordre, fit une case dans la terre, y rassembla les larves, développa plusieurs nymphes des deux espèces qui étaient prêtes à sortir du cocon, et enfin conserva la vie à celles des amazones qui respiraient encore[1].

Pierre Huber, en exposant toutes ces merveilles, s’abstient de commentaires; il laisse à chacun, comme il le dit, la liberté de tirer telle conclusion qu’il lui plaira. Cette conclusion s’impose. On trouve donc aussi des sociétés artificielles chez les animaux, des groupemens d’êtres étrangers par la race, et qui vivent ensemble, concertant vers un but commun leurs qualités diverses et leurs efforts individuels. La ruche n’est toujours qu’une famille. Une fourmilière mixte est peuplée d’individus qui appartiennent à des espèces au moins aussi différentes que le cheval, l’âne, le zèbre, l’hémione, — si différentes parfois que les zoologistes les ont rangées dans des genres distincts (polyergus, formica). Comme autant de provinces soumises à la même forme de gouvernement, chaque fourmilière mixte a cependant son histoire locale, expliquée par les circonstances du dehors, les conditions de voisinage et de frontière. Cha-

  1. Notre intention ne saurait être de tracer ici le tableau complet des instincts de la fourmi; il faudrait des volumes. Pierre Huber lui-même est loin d’avoir tout vu, et cet insecte a fourni encore, dans ces derniers temps, à M. Lespès un sujet d’observations aussi nouvelles qu’intéressantes.