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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/693

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Pierre Huber le découvrit dans l’après-midi du 17 juin 1804. C’est une date mémorable pour la biologie. Il se promenait aux environs de Genève, entre quatre et cinq heures du soir, quand il vit un régiment de grosses fourmis rousses qui traversait le chemin. Elles marchaient en bon ordre sur un front de 3 ou 4 pouces, la colonne avait 8 ou 10 pieds de long. Huber les suivit, franchit avec elles une haie et se trouva dans un pré. Les hautes herbes gênaient visiblement la marche de l’armée; toutefois elle ne se débanda point. Elle avait son but, elle l’atteignit. C’était un nid d’une autre espèce de fourmis, des noires-cendrées, dont le dôme s’élevait dans l’herbe à vingt pas de la haie. Quelques noires-cendrées se trouvaient à l’entour de la fourmilière : aussitôt qu’elles aperçoivent l’ennemi, elles fondent sur les étrangères, pendant que d’autres vont jeter l’alarme jusque dans les galeries. Les fourmis assiégées sortent en masse. Les assaillans se précipitent, et après une lutte très courte, mais très vive, refoulent les noires-cendrées au fond de leurs trous. Un corps d’armée s’élance à leur suite dans les avenues, tandis que d’autres groupes travaillent à se pratiquer avec les dents une ouverture dans les parties latérales de la fourmilière. Ils réussissent, et le reste de la troupe pénètre par la brèche dans la cité assiégée. Pierre Huber avait déjà vu des batailles et des exterminations de fourmis ; il supposa qu’au fond des souterrains on s’égorgeait. Quel ne fut pas son étonnement, au bout de trois ou quatre minutes, quand il vit ressortir à la hâte les assaillans, chacun tenant entre ses mandibules une larve ou une nymphe de la nation vaincue! Les agresseurs reprirent exactement la route par laquelle ils étaient venus, franchirent la haie, traversèrent le chemin au même endroit, et se dirigèrent, toujours chargés de leur butin, vers des blés en pleine maturité, où l’honnête citoyen de Genève, par respect pour la propriété d’autrui, eut le regret de ne les pouvoir suivre.

Cette expédition, digne des annales de la piraterie barbaresque, plongea Pierre Huber dans un étonnement facile à comprendre. Il chercha et, à sa grande surprise, il découvrit que certaines fourmilières étaient habitées en commun par deux espèces de fourmis, formant deux castes. Il désigne les unes sous le nom de fourmis « amazones ou légionnaires, nom fort analogue à leur caractère martial, » dit-il; il appelle les autres très justement « auxiliaires. » Les amazones ne travaillent pas : leur fonction est le combat, l’enlèvement des larves et des nymphes. C’est au déclin du soleil qu’elles partent en guerre contre les espèces industrieuses et pacifiques des environs. Toutes les fois qu’il fait beau, elles sortent et prélèvent ainsi le tribut de chair. Les auxiliaires, de leur côté,