Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/712

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

écrivain peu connu de ce côté du détroit. Nous tâcherons d’indiquer les tâtonnemens primitifs de son esprit; dans ses œuvres mûries par l’expérience, nous saisirons les saillies principales de cette physionomie littéraire; son dernier ouvrage nous montrera le point extrême, à quelques égards excessif, auquel il a porté le genre dramatique particulier dont il a fourni les modèles.


I.

Quand il s’agit, en matière de peinture, de retrouver le lien de famille qui existe entre des œuvres de mains différentes, les témoignages historiques sont pour les connaisseurs les preuves les moins certaines : grâce au dessin, ils discernent avec plus d’exactitude l’école à laquelle appartient un artiste; la couleur, c’est-à-dire la manière dont chacun voit la nature, trahit le plus visiblement la leçon que le disciple a reçue du maître. Il en est de même en poésie. Des informations plus ou moins exactes et une préface ajoutée par M. Browning à de prétendues lettres de Shelley permettent de croire à des prédilections, à des affinités qui rattachent le premier au second. Nous aimons mieux nous en rapporter à la forme de ses premiers ouvrages, à la façon dont il dessinait ses sujets, dont il groupait ses personnages. Soit qu’il présentât une idée philosophique à l’aide de dialogues d’une lenteur solennelle, comme dans Paracelsus, soit qu’il fît du héros de son poème de Sordello un prétexte pour développer une thèse morale, il procédait, à n’en pas douter, de Shelley. Le ton du style fournissait des preuves plus convaincantes encore : sur des matières abstraites, M. Browning étendait la même multiplicité d’images accumulées, le même coloris tourmenté, les mêmes défauts, raffinemens, longueurs, absence de clarté, avec cette différence que là où Shelley était obscur, M. Browning était ténébreux.

Toutefois, si le peintre a quelque génie pour son art, il trouve dans les efforts mêmes de son imitation le secret de son originalité. Tandis qu’il se contraint pour suivre fidèlement le modèle, sa nature prend peu à peu le dessus; il mêle sa manière à celle du maître, et devient un maître à son tour. Le crayon s’enhardit entre ses doigts et, s’affranchissant de la servitude primitive, suit un mouvement plus libre; il trace des lignes qui révèlent déjà la pente naturelle de la main : une forme nouvelle de dessin est trouvée. Puis le pinceau se passionne pour une teinte particulière, un autre ton finit par dominer dans son œuvre; ce n’est plus la même manière de fondre ou de rapprocher les nuances : le sentiment intérieur de l’artiste s’accuse dans une couleur qui lui appartient. Il est enfin lui-même, original