Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/713

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en dépit de l’imitation. Le poète ne procède pas autrement. La route qu’a parcourue M. Browning, il l’a trouvée en suivant les traces de Shelley. Des poèmes métaphysiques sous apparence de drames il a passé à la forme dramatique pure, et le ton de ses poèmes, où se heurtent aujourd’hui le sérieux et le grotesque, n’est pas moins changé que le dessin.

De 1836 à 1850, M. Browning a cherché sa voie. Au début même, il s’en approche dans son Paracelsus, — il avait alors vingt et un ans; — son livre de Sordello et ses drames l’en écartent à beaucoup d’égards, puis il revient sur ses pas avec sa Nuit de Noël, Christmas-Eve, enfin il s’engage décidément dans son chemin propre avec ses Dramatic lyrics ou Poésies dramatico-lyriques. Son premier poème porte la marque visible de l’école de Shelley. Paracelse est une âme inquiète, ardente à la recherche du savoir, et découragée quand elle y est parvenue; l’amour lui manque, et il est trop tard pour se raviser. C’est le point de départ du drame de Goethe; mais Faust recommence la vie, et nous voilà dès le premier pas hors de la loi fatale des choses humaines. L’auteur de Paracelsus ne sort pas des conditions de l’humanité : son héros meurt triste à la fois et résigné, comme l’Alastor de Shelley. Plus positifs que le poète allemand, même dans leurs rêveries, les deux écrivains anglais ne songent pas à contenter leur imagination en dehors des limites du possible. D’ailleurs ils n’ont pas l’heureuse sérénité qui permet à Goethe tantôt de s’accommoder des lois de la nature, tantôt de les changer à son caprice. L’un a toujours au fond du cœur un petit levain de révolte; dans ses longs poèmes brillans et un peu froids on entend gronder de loin en loin son âme irritée, comme dans un beau ciel d’hiver retentit quelquefois le murmure puissant du tonnerre. L’autre ressentait alors les inquiétudes que laissèrent dans l’esprit de la jeunesse anglaise les deux maîtres les plus originaux du commencement de ce siècle; depuis, il semble s’être calmé et pour ainsi dire assagi avec toute sa génération, comme Tennyson, comme la plupart des poètes, entre les vers, la Bible et le comfort de la vie moderne, tandis qu’un certain nombre de philosophes ont cherché le repos dans l’étude, l’économie politique et une doctrine doucement positiviste. J’ai dit que le Paracelsus n’ était pas trop loin de la voie où M. Browning devait trouver le succès. Il avait imaginé son Paracelse à peu près comme l’eût fait Shelley : une idée l’avait séduit, et, en courant après elle dans les vagues régions de la poésie métaphysique, il avait rencontré son héros. Shelley concevait la poésie comme une course à travers les espaces; il ne souffrait pas qu’un poète se mît à son bureau et dît : « je vais faire des vers, » et il avait raison de ne pas partir d’une page blanche et d’une plume taillée pour arriver