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lecteurs, en conservant le cadre, la forme favorite et populaire, et qu’il y enferme les peintures morales dont une assemblée désœuvrée, peu curieuse de littérature, ne veut absolument pas. Ici nous rencontrons un souvenir qui tient de fort près, non-seulement à notre sujet, mais à la personne même de M. Browning.

Un an peut-être avant la publication du recueil des Dramatic lyrics, l’auteur avait épousé une femme du plus grand mérite, parvenue au premier rang parmi les poètes, sans lutte, presque sans effort, Élisabeth Barrett, aujourd’hui enlevée à son mari et aux lettres. Le talent et plus encore le succès sont un apport qui ne va pas se perdre dans la communauté. Cependant la poésie prospéra de part et d’autre dans le ménage. Peu d’années après parurent successivement deux livres qui sont comptés parmi les meilleurs des deux époux, Aurora Leigh et Men and Women. Le premier, sur lequel la Revue a donné une intéressante étude[1], était de la femme. Dans quelques pages dont l’intention pouvait alors échapper, elle nous semble avoir préparé la voie au livre de son mari, Men and Women (Hommes et Femmes), qui a paru en 1856.

Aurora Leigh, qui, à beaucoup d’égards, est la personne même de l’auteur, hésite sur la question de savoir si elle travaillera pour le théâtre. Certes, Mme Browning ne pense pas à elle-même, puisque une traduction du Prométhée d’Eschyle et une sorte de mystère intitulé le Séraphin, voilà tous ses essais dans le genre dramatique. Elle pense à quelqu’un qui la touche de près. J’en dirais autant quand elle s’écrie : « Pleure, ô mon Eschyle, mais bien bas, mais bien loin, sur les rivages siciliens… Athènes entendrait plutôt le léger bruit d’une abeille de l’Hybla que ta protestation bruyante. » Le tragique grec lui appartient sans doute par son Prométhée ; mais il y a près d’elle, à Pise ou à Florence, un autre Eschyle, vivant loin de sa patrie, d’où il a remporté au cœur la blessure du poète défavorablement accueilli. On ne risque pas de se tromper en prenant les réflexions de Mme Browning sur le théâtre pour les pensées mêmes de l’homme qui lui était cher. Elle s’explique sur son dégoût du théâtre à peu près comme pourrait le faire son mari.


« Le drame est comme un trône où s’asseyent à tour de rôle les rois du cœur humain : ce sont eux qui conçoivent, évoquent, tirent du creuset ardent de leur imagination leurs hommes et leurs femmes (men and women) tout de flamme pour l’action, vivant d’une vie qui brûle le cœur, la tête et les nerfs. Et le genre humain rend à ceux-ci témoignage en disant: ce sont des hommes comme nous… J’honore le drame souverain, et voilà pourquoi je ne veux pas l’abaisser au niveau de notre

  1. Voyez le travail de M. Émile Montégut dans la Revue du 15 mars 1857.