Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/723

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rampe. D’ailleurs il y a des choses qui ont été et qui ne sont plus. On ne sacrifie plus à Bacchus le bouc symbolique, le masque de cire ne voile plus le visage de l’acteur, le cothurne a cessé de grandir sa taille, les bronzes d’enfler sa voix... Il en sera peut-être de même de tout le matériel de l’illusion scénique, des décors, de la scène, des acteurs, du souffleur, du lustre et du costume... autant de jouets dont le drame adulte ne voudra plus... Il peut préférer pour théâtre l’âme elle-même, avec les changemens à vue de ses pensées, ses lumières célestes, ses silences harmonieux servant d’intermède à la poésie... »


Nous n’avons pas à chercher si M. Browning a raison, s’il est probable que le théâtre se taise jamais ou que les poètes s’en éloignent définitivement, ce qui, pour la littérature, reviendrait au même. Il nous suffit d’avoir trouvé dans cette page, à notre avis curieuse, la confirmation de nos idées sur Robert Browning et un aveu de sa pensée intime. Il peut continuer la grande école dramatique du temps d’Elisabeth, mais dans le théâtre idéal et abstrait de la pensée, et même, ne se trouvant pas à l’aise dans le nœud d’une action, il simplifie souvent le drame, auquel il ôte la multiplicité des personnages, et il le place dans une seule âme. C’est d’ordinaire une destinée, une passion, une nature qui se raconte elle-même. Voilà ce qui compose le livre de Men and Women. Tant de personnages s’exposant, s’analysant, c’est beaucoup; ils n’échapperaient pas à la monotonie, si l’écrivain se montrait avec ses propres sentimens; mais, nous l’avons dit, M. Browning n’est pas du nombre de ces poètes personnels dont nous sommes, il faut le dire, obsédés. S’il n’a pas l’invention d’un Shakspeare ou d’un Molière pour créer cette chose presque divine, le mouvement des situations, des incidens, des péripéties, il a du moins leur faculté précieuse de n’être plus soi et d’entrer dans l’âme d’un autre.

Dans les compositions plus ou moins dramatiques que ce recueil contient, il y a deux veines très distinctes. L’auteur est tantôt sérieux, élevé, tantôt railleur et satirique. Quand il s’élève, il ne s’écarte pas trop des modèles de Shelley, et surtout de la versification du poème d’Alastor. Il n’en a pas la douceur et la grâce; mais dans le laisser-aller de son vers héroïque, la pensée abandonnée à elle-même trouve spontanément une forme harmonique correspondant à son allure. Passant par-dessus la majesté de la période de Milton, il va comme son maître chercher le moule de sa phrase dans les poètes dramatiques du siècle d’Elisabeth. Il remonte, en quelque sorte, à l’origine de ce vers, qui est l’iambique des Anglais[1]. Quand il descend au ton de la plaisanterie et de la satire,

  1. Natus rebus agendis. (Horace.)