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n’était plus tolérable. Il fallait cependant, avant d’employer la force, recourir à tous les moyens d’apaisement. Nous fîmes dire au maire de la ville que nous voyions bien qu’en entrant en Chine nous avions eu tort de compter sur nos passeports plutôt que sur nos armes, et que, la parole de l’empereur n’étant pas une suffisante garantie contre les violences des habitans de Lin-ngan, nous allions songer à nous défendre nous-mêmes. On vint alors coller sur notre porte une affiche devant laquelle la foule hésita un instant, pour revenir bientôt après à la charge avec une fureur nouvelle. De tous les mandarins de Lin-ngan, un seul, le gouverneur du Fou, sait encore imposer à ses administrés l’obéissance et le respect; mais, contrarié d’un voyage fait sans son autorisation préalable, il s’obstinait toujours à ne prendre à notre égard aucune mesure protectrice. Il nous gardait rancune et jouissait de sa vengeance. Enfin, mis en demeure d’agir par un message énergique de M. de Lagrée, il se présenta chez nous de grand matin. C’était un véritable colosse. Il semblait humilié de nous avoir cédé, tenait ses yeux obliques constamment baissés vers la terre, et cette attitude donnait à sa face de taureau je ne sais quoi de grotesque et de contraint. Cet homme, nous l’avons su depuis, est d’une force herculéenne, il assomme un bœuf d’un coup de poing, ne trouve pas de cheval assez fort pour le porter et mêle les plaisirs aux rudes travaux de la guerre. Il fait jouer la comédie et assiste à des danses avant de livrer bataille. Il abhorre les musulmans, ceux qui sont demeurés fidèles à l’empereur aussi bien que les révoltés. On l’accuse de s’être donné lui-même le globule rouge qu’il porte à son chaperon; mais ce qui est sûr, c’est qu’il refuse l’obéissance au vice-roi de la province. Celui-ci lui ayant plusieurs fois donné l’ordre de se rendre à Yunan-sen, il répondit comme aurait pu faire un de nos grands-barons féodaux : « Si vous insistez, je m’y rendrai, mais avec mes soldats. » Son nom fait trembler à 20 lieues à la ronde, et dans la suite on nous regardait comme des prodiges lorsque nous disions que nous avions traversé Lin-ngan. Ce terrible général nous autorisa sèchement à passer quelques jours chez lui, et fit alors poser sur les portes de notre établissement un avis orné de son cachet. Le désordre diminua sur-le-champ; cependant une lourde pierre, passant entre M. de Lagrée et moi, vint tomber encore sur la table où nous écrivions. Deux de nos hommes lancés à la poursuite du coupable le saisirent et l’attachèrent par la queue à une colonne malgré ses cris et ses soumissions, puis nous le livrâmes à la justice du pays. Sa tête, d’abord emprisonnée dans une cangue, est tombée le lendemain à notre insu; nous n’aurions pas souhaité une punition si sévère. Il était châtié surtout pour avoir enfreint les ordres d’un chef qui maintient au-dessous