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qu’à deux cents pas de ses murs, et l’on a en quelque sorte pénétré déjà dans ses faubourgs qu’on les cherche encore des yeux. C’est le malheur des villes chinoises de ne se distinguer les unes des autres que par la superficie qu’elles couvrent. Les maisons sont construites sur un modèle identique dénué d’élégance autant que de grandeur. Passant sa vie à charger sa mémoire de formules sonores et vides, à labourer, à vendre ou à acheter, le Chinois ne comprend et ne pratique que la petite sculpture; essentiellement positif, égoïste et calculateur, il ne connaît l’enthousiasme sous aucune forme. Pour lui, le ciel est sans Dieu, l’art sans idéal, et les villes sont sans monumens. C’est en me livrant à ces réflexions que j’avançais dans la grande rue de Yunan-sen, tantôt marchant, tantôt porté par la foule au milieu de laquelle notre petite troupe était comme noyée. Jamais Européens ne s’étaient montrés à elle, hormis les missionnaires, et ceux-ci, longtemps obligés de se cacher, ont continué de porter l’habit chinois. Nos barbes, nos longs cheveux en désordre, notre costume étrange, nos armes surtout, excitaient au plus haut point la curiosité, et c’est avec un cortège formé d’une multitude innombrable que nous parvînmes au palais des examens du baccalauréat, où nous devions loger.

Ce palais est un vaste édifice couvrant une immense étendue de terrain à l’extrémité de la ville; il est composé de deux corps de logis principaux, flanqués de longs bâtimens rectangulaires dans lesquels il eût été possible de caserner un régiment. Il nous fallut consacrer quelque temps à une véritable étude topographique pour nous y reconnaître au milieu d’un dédale de cours, de salles, de corridors délabrés à faire peine; nous ne distinguions plus qu’aux bancs brisés et aux tables renversées les lieux où les candidats se livraient jadis à ces compositions littéraires qui servaient de base à l’organisation politique de l’empire. Les diplômes sont bien encore le prix du concours, mais les emplois deviennent le plus souvent la récompense de l’intrigue. Jamais en aucun pays la vénalité des offices et des officiers n’a été poussée si loin. Dans le Yunan en particulier, les pacifiques travaux, les luttes à armes courtoises, d’où rhéteurs, poètes et moralistes sortaient administrateurs et fonctionnaires publics, sont complètement abandonnés. Ce n’est plus à coups d’argumens qu’on se bat. Depuis notre entrée dans cette malheureuse province, nous avons, on l’a vu, suivi les traces de la rébellion, et constaté les funestes conséquences qu’elle a entraînées même dans les départemens restés de nom fidèles à l’empereur; mais il fallait venir à Yunan-sen pour bien apprécier toute l’étendue du mal. Rien qu’en traversant la ville, nous avons remarqué dans la foule les nombreuses figures des musulmans qui résistent ou feignent de résister aux projets ambitieux de leurs coreligionnaires. Sous le vaste turban,