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leur œil ardent et noir ne se baisse pas devant une menace; leur nez droit et saillant accuse leur origine, dont un mélange de plusieurs siècles avec une race différente n’a pu faire disparaître la forte empreinte. Tout en eux respire l’audace, et leur fierté frappe d’autant plus l’étranger qu’ils se montrent au milieu d’un peuple avili comme d’impétueux coursiers du désert égarés dans un troupeau de bêtes de somme. Avec quelles modulations suppliantes et tendres le mandarin Ku, venu pour nous souhaiter officiellement la bienvenue, ne s’efforçait-il pas, sur nos instances, d’écarter la foule envahissante! Ce fonctionnaire avait la réputation d’être cruel, nous le savions : aussi ne l’entendions-nous pas sans sourire, debout et les mains jointes, vêtu d’une robe de soie fourrée, s’adresser à un robuste gaillard, pâle et déguenillé, qui s’obstinait à ne pas quitter la place. Il le conjurait, en l’appelant son grand-père, son bisaïeul, de ne pas se montrer si opiniâtre. Nous avons dû intervenir, poser des sentinelles et repousser par la force tous ces ascendans de maître Ku insensibles aux prières de leur petit-fils. Ces ménagemens extraordinaires envers la foule auraient seuls suffi à nous éclairer sur la situation du pays.

Les mandarins ont tout à craindre de ces hommes insoumis qu’une communauté d’origine et de fanatisme religieux réunira tôt ou tard aux révoltés de l’ouest, en admettant qu’ils ne soient pas encore liés à eux par un accord secret. Déjà ils ont été assez forts pour fomenter une sédition dans la ville, assassiner le vice-roi chinois Pan et proclamer à sa place leur grand muphti. Le commandant militaire, musulman comme eux, était pendant ce temps-là enfermé dans Lin-ngan, dont il était allé faire le siège, par les habitans eux-mêmes, qui, après lui avoir ouvert les portes, s’étaient retirés dans la plaine et le tenaient bloqué dans leur propre ville. Le géant Lean-Tagen, celui-là même qui nous avait si mal reçus, consentit, malgré la haine que lui inspirait un sectateur de l’islam, à laisser sortir le général qui demandait à sauver Yunan-sen. Celui-ci, soit que son dévoûment à l’empereur fût sincère, soit qu’il ne jugeât pas opportun de se déclarer ouvertement, rétablit l’ordre en effet, arracha le grand-uléma de la montagne où s’était installée la nouvelle cour, et intima l’ordre au pontife, dont la royauté éphémère rappelait celle du cardinal de Bourbon opposé à Henri IV par les ligueurs, de rentrer dans le vaste domaine des choses éternelles et de n’en plus sortir. Le vieux papa, enfermé dans son yamen, affecte, depuis ce temps, de ne plus s’occuper que d’astronomie. Au moment de notre arrivée, le vice-roi Lao, remplaçant de Pan, venait de mourir. C’était à lui qu’était adressée l’une des lettres du prince Kong dont nous étions porteurs. Son successeur était déjà nommé par la cour de Pékin; mais, peu pressé de venir prendre possession d’un poste