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aussi périlleux, il s’attardait dans le Setchuen en habile homme, et c’est à son remplaçant par intérim Song-Tagen que nous avons eu affaire. Celui-ci nous reçut avec solennité ; la musique jouait à la porte du yamen, près d’un écran en briques orné du classique dragon ; la haie était formée sur notre passage, à travers les nombreuses cours, par les gardes du corps, dont quelques-uns, affublés de costumes symboliques et grotesques, représentaient de fantastiques animaux. Le vice-roi vint à notre rencontre vêtu d’une magnifique pelisse en fourrure sombre, le chef couvert du chapeau mandarinique à bords relevés et garnis de fourrure ; cette coiffure était rehaussée par une belle plume de paon emmanchée dans un étui en jade surmonté d’un globule bleu clair. Song-Tagen est un beau vieillard à moustaches blanches, au sourire bienveillant et gracieux ; la dignité de son attitude, qui convient d’ailleurs à sa haute position, est tempérée par l’urbanité de ses manières ; c’est un homme de la meilleure compagnie. Quant à son palais, il se ressent, comme tous ceux que nous avons eu l’occasion de visiter déjà, de la situation précaire dans laquelle vivent au Yunan les fonctionnaires chinois. Une foule de mandarins en grande tenue, avec chapeaux à plumes et robes de soie à plastron brodé, se tiennent debout dans la salle d’audience, où nous prenons le thé en échangeant avec Song-Tagen ces formules connues de politesse banale qui sont, plus encore en Chine qu’en Europe, le préliminaire obligé des conversations sérieuses entre gens qui se respectent.

Parvenus à Yunan-sen, nous n’avions plus de sérieuses difficultés à vaincre, et le retour par Sanghaï était moralement assuré ; mais nous avons, on s’en souvient, été contraints d’abandonner le Mékong à Kien hong, par 22 degrés de latitude nord environ, à 1,200 milles de son embouchure, et si la question de navigabilité était depuis longtemps tranchée négativement, le problème des sources, qui constituait l’autre partie de notre programme, demeurait sans solution. Bien qu’il ne nous fût plus permis déjà d’espérer éclaircir complètement ce point, il convenait cependant d’essayer au moins de revoir le grand fleuve là où il sort du Thibet. Convaincre le vice-roi du but géographique de notre voyage, lui faire entrevoir, sans donner l’éveil à des susceptibilités légitimes, que nous désirions visiter l’ouest du Yunan, possédé par les rebelles, sans aucune arrière-pensée d’entente politique avec eux, c’était là une tâche difficile, et dans laquelle M. de Lagrée échoua malgré toutes les ressources de son esprit, depuis longtemps plié aux habiletés de la diplomatie orientale. En dépit de toutes les précautions oratoires, Song-Tagen résista, déclara que toute tentative dans ce sens nous préparait un échec et des périls certains, puis il détourna la conversation sans manifester d’ailleurs aucun sentiment d’hu-