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Joseph Vernet! Ce qui domine dans ce monde populaire, c’est le monde du Romain Cerquozzi, le Michel-Ange des bambochades, une sorte de Téniers ou de van Ostade italien, et celui du Napolitain Salvator Rosa : types facétieux avec une couleur sauvage, et sauvages avec une nuance facétieuse. Un coin de tableau tout fait pour Michel-Ange Cerquozzi, par exemple, c’est le vendeur de poissons qui, à l’angle de la petite place donnant sur la mer, s’occupe à dépouiller de leur enveloppe ses marchandises aux formes hideuses, châtaignes de mer, crabes, fluettes anguilles, petites raies : il vous les écosse, il vous les écorche, il vous en fait de petits saints Barthélemys aquatiques avec une dextérité qui honorerait le plus habile préparateur de pièces anatomiques. A ses pieds, les dépouilles de tous ces frutti di mare forment un amas noirâtre et gluant d’écorces épineuses assez semblables à un monticule à demi putréfié de pelons de châtaignes et de coques vertes de cerneaux. Quel robuste appétit il faudrait pour manger d’une marchandise ainsi présentée! Au coin d’une de ces rues qui portent encore les noms glorieux de l’empire romain, via Trajana, via Antonina, débouchent tout à coup des paysans descendus des montagnes voisines. On n’a qu’à changer le décor, à les imaginer sortant d’une gorge de rochers avec leurs belles figures farouches, leurs chapeaux mous rongés de vétusté, et leurs capes en loques fièrement jetées sur l’épaule, et voilà un Salvator Rosa complet. Le plus jeune d’entre eux est doué d’une des physionomies les plus expressives qui se puissent concevoir; toutes les passions violentes menacent dans ses yeux, qui brillent pareils à deux braises étincelantes sur un fond de poussière de charbon. Dans la main que sa cape laisse libre, je vois reluire un beau stylet qui d’abord n’a rien de rassurant; mais un second regard me découvre que l’acier de cette arme est trop brillant pour qu’il ait jamais servi, et je parierais que ce jeune homme à mine si farouche en est encore à donner sa première coltellata.

Je préviens les voyageurs qui tiendraient à isoler le spectacle de Rome de tout autre spectacle italien qu’ils doivent prendre la voie de mer et débarquer directement à Cività-Vecchia. Cette ville est un véritable vestibule de Rome, et la physionomie de ce vestibule fait déjà pressentir quelques-uns des aspects grandioses et familiers de la cité éternelle. L’édilité semble y connaître les mêmes négligences, ou plutôt la même insouciance des choses de ce monde, où rien ne doit durer; le bas peuple y connaît la même incroyable liberté dont il jouit à Rome. Voici la même usurpation de la voie publique par les petites industries populaires, les mêmes fenêtres chargées de loques, le même étalage de guenilles et de vieux pots qui feraient croire à une colonie fondée par un peuple de fripiers, — les mêmes rues, quelquefois inextricablement tortueuses, souvent