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dénudées. L’hôte vit donc encore, mais il a changé de séjour; voilà ce qu’affirme ce cadavre avec la plus originale éloquence, voilà ce qu’exprime la sévérité sereine de cette Vierge pour qui cette assurance est certitude absolue.

Cette même pensée, Michel-Ange l’a variée, comme on dit en langage musical, dans un petit groupe en bas-relief qui se voit à l’Albergo dei Poveri, à Gènes. Dans ce groupe, la nuance de la maternité est accusée plus fortement que dans la Pietà de Saint-Pierre. La Vierge est plus âgée, elle semble moins regarder dans l’éternité, elle conserve un vestige d’espérance terrestre. Cette dernière pensée est marquée avec génie par la façon dont les doigts pressent le cadavre à la place du cœur comme pour chercher s’il ne reste pas encore une étincelle de vie. L’authenticité de ce groupe a été contestée, mais il suffit du détail énergique de cette auscultation de la main maternelle pour faire reconnaître le grand artiste. Cependant l’impression qui reste de cette œuvre est la même que laisse la Pietà, celle d’une mère qui connaît la nature de son fils et qui est rassurée sur son sort; seulement ici il se mêle à cette confiance une ombre de sentiment terrestre.

Un Christ porte-étendard de l’infini, une Vierge initiée aux secrets de l’éternité et les méditant dans un recueillement sévère, voilà les personnages que Michel-Ange traduit par le marbre et le ciseau. Maintenant voulez-vous voir raconter par le marbre l’histoire lointaine de la genèse du pouvoir politique, voulez-vous comprendre comment la puissance du bien moral parvint à établir sa salutaire domination sur le troupeau tout bestial encore de l’humanité, allez contempler le Moïse du tombeau de Jules II à San-Pietro-in-Vincolis. C’est la plus célèbre et la plus célébrée des statues de Michel-Ange. J’avais tant lu de descriptions admiratives de cette sculpture qu’à la fin ce concert de louanges avait fini par me paraître banal, et qu’il me semblait connaître le Moïse comme le songe d’Athalie. Il n’y a cependant rien d’exagéré dans ces louanges qui ne pèchent, on peut oser le dire, que par la modestie. En contemplant le Moïse, un spectacle analogue à ce prodige d’Amphyon qui, par l’enchantement de sa lyre, élevait les murs des villes passe sous nos yeux; nous voyons se poser les assises de la civilisation morale. Voici qu’apparaît au sein d’un monde charnel, bestial, aveugle, livré à la force, l’être né per signoreggiare, comme disait un ambassadeur vénitien du pape Carafa. Il n’y a rien en lui d’un satyre, comme on l’a prétendu à tort par une exagération d’un sentiment vrai; seulement ce personnage, sorti noble et dominateur du sein de la nature, est pétri d’un limon plus chaud que celui dont les héros des générations futures seront formés. Par sa force d’énergie, il est en exact rapport avec le monde brutal qu’il doit dompter,