Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/956

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

éclairer, châtier, conduire. Il est noble sans transmission, et son pouvoir, de même essence que sa noblesse, s’exercera sans le secours de la tradition. C’est l’être auquel les hommes doivent obéir nécessairement, involontairement, sans envie de résistance, sans habitude longuement enracinée, par le seul fait qu’il existe. Sa présence inspire une terreur respectueuse, fait taire le doute, ou, pour mieux dire, l’empêche de naître; s’il étend le bras et qu’il dise : Faites ainsi, tous se prosterneront, inventeront spontanément les attitudes de la soumission et de l’humilité, et répondront : Oui, maître.

Telles sont les grandes œuvres dont Michel-Ange a enrichi la ville éternelle. Je passe sur quelques œuvres d’importance secondaire, sans intérêt pour qui n’a pas vu Rome : une tête de Christ à Santa-Agnese-Porta-Pia; une peinture représentant le Christ en croix au palais Doria; deux figures d’apôtres, études de peinture à fresque, faites par Michel-Ange dans sa jeunesse, au palais Borghèse; son propre portrait, à la galerie du Capitole. Parmi ces œuvres, dont la plupart sont contestées d’ailleurs, il en est quelques-unes que nous aurons occasion de retrouver, chemin faisant, le Satyre de la villa Ludovisi par exemple; mais nous ne pouvons cependant omettre les fresques exécutées pour la chapelle Pauline, au Vatican[1]. Ces fresques, au nombre de deux, représentent, l’une le martyre de saint Pierre, l’autre la conversion de saint Paul. Nous n’avons pu voir que très imparfaitement le Martyre de saint Pierre, qui est entièrement placé à contre-jour; en revanche, nous avons vu fort à notre aise la Conversion de saint Paul, qui reçoit toute la lumière de la chapelle. Le coup de foudre de la grâce est merveilleusement rendu par le courant de lumière divine qui tombe d’en haut avec une rapidité en quelque sorte instantanée. Dieu s’élance, fait un geste impérieux qui n’admet aucun délai entre l’ordre et l’exécution, et à ce geste Paul tombe frappé comme d’une apoplexie subite. En haut, les anges s’empressent et se bousculent aux balcons du ciel pour contempler le miraculeux spectacle; en bas, les compagnons de saint Paul sont comme ahuris, désarçonnés par le choc en retour du coup de foudre qui a frappé le futur apôtre des gentils. En somme, c’est une fort belle chose, qui peut s’admirer même après la Sixtine, et bien qu’elle soit déjà une œuvre du déclin de Michel-Ange.

Je résume ces impressions par cette formule : dans les arts plas- tiques, Michel-Ange est le roi des idéalistes. J’entends par là que toutes ses conceptions sont sorties a priori des profondeurs de son âme intime, et qu’aucune d’entre elles n’est née a posteriori de la

  1. Il y a une seconde chapelle Pauline à Rome, celle du palais Quirinal, construite par le pape Borghèse (Paul V). Celle du Vatican fut édifiée par le pape Farnèse (Paul III).