Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/121

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

résultat contraire aux prévisions : elles provoquent une réaction énergique et un progrès industriel. M. Ernest Gouin attribue aux exigences des monteurs et ajusteurs (millwrights) le développement pris par les machines-outils, en Angleterre d’abord, puis en France[1] ; mais de tels faits sont l’exception, et l’on peut être sûr que le pays où les grèves sont le plus fréquentes sera bientôt devancé par ses concurrens sur le marché international. Ce qui assure en effet la supériorité commerciale d’un peuple, ce n’est pas seulement le bon marché et la qualité des produits, c’est l’exactitude des livraisons et la sécurité des relations.

Ainsi tout concourt à prouver que l’industrie peut de moins en moins supporter les grèves. La position des manufacturiers devant une coalition est de plus en plus difficile ; celle des ouvriers au contraire est meilleure qu’autrefois. La situation relative des deux parties est en quelque sorte renversée. Pour échapper au péril dont ils sont quelquefois menacés, les industriels, en cas de réclamations exorbitantes, n’ont qu’une ressource efficace : opposer une coalition du capital à une coalition du travail. Cette arme terrible, ils en ont usé en Angleterre, et, grâce à elle, ils ont remporté la victoire ; mais au prix de quels sacrifices et de quels désastres ! C’est ainsi qu’en 1866 les fabricans de fer du Staffordshire, dont quelques-uns étaient attaqués par une grève locale, s’entendirent pour fermer tous les ateliers sans exception. Ce fut une lutte épouvantable qui coûta aux ouvriers 8 millions de francs de salaires, et qui ne dut pas porter un moindre préjudice aux patrons. En l’état actuel de notre industrie, il est naturel que les grèves prennent de pareilles proportions ; il est aussi impossible de localiser aujourd’hui les guerres industrielles que de localiser les guerres politiques.

La constitution de notre société est délicate, susceptible, impressionnable, précisément en raison de sa perfection. Elle a besoin au plus haut degré de la paix et de la concorde intérieure. C’est un mécanisme compliqué que le moindre désordre dans les rouages menace de langueur et de mort. Il semble qu’il suffise d’un grain de sable pour arrêter ces ressorts si mobiles et si fins dont l’agencement et le concours harmonieux produisent notre merveilleuse civilisation. Et cependant que de causes de ruine, ou tout au moins de crises intenses, n’avons-nous pas constatées ! que de pronostics de mauvais augure ! Beaucoup d’esprits se sont émus de cette situation périlleuse. De toutes parts, l’on s’est ingénié à chercher des remèdes, chacun a proposé son spécifique favori. Les uns ont vanté

  1. Déposition de M. Gouin dans l’enquête sur l’enseignement professionnel, t. Ier, p. 391.