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— C’est assez, je n’ai pas le droit de savoir cela ; je ne veux rien savoir !

— Vous avez tort, il vaudrait mieux savoir et accepter le passé, le présent même, afin de changer et de sauver l’avenir.

— Vous croyez possible l’avenir tel que j’aurais le droit de l’exiger ?

— Oh ! cela parfaitement.

— Vous avez la foi !

— Oui, parce que j’aime Abel, et si vous l’aimiez…

— Ainsi vous me croyez plus coupable que lui ?

— Oui, si vous persistez à ne pas vouloir qu’il s’explique et se justifie. Voyons ! vous le croyez incapable de mentir, n’est-ce pas ? soyez logique. Vous dites que les infidélités prévues, supposées, possibles et probables n’eussent point tué votre affection durant l’année d’épreuve ? Ce qui vous a causé une invincible répugnance, c’est d’avoir presque assisté à une de ces chutes grossières qu’une femme pure comme vous ne peut oublier. Si cela n’est pas arrivé, si vous vous êtes trompée, lui pardonnerez-vous beaucoup d’autres fautes que vous ne pouvez ni ne voulez constater ?

— Mon Dieu, que me dites-vous ! Vous les constatez, vous me les faites supposer innombrables, et vous voulez que je vous réponde à l’instant même ?

— Mon Dieu, oui, miss Owen, c’est ainsi ! Je veux le sauver, voilà pourquoi je vous dis : Acceptez tout ; mais je ne veux pas vous sacrifier, c’est pourquoi je vous dis tout. Ce terrible passé, si vous le connaissiez trop tard, empoisonnerait votre avenir. Je suis l’ami passionné d’Abel ; mais je vous respecte, je vous aime aussi, et je ne veux pas le sauver aux dépens de votre bonheur et de votre dignité. Reprenez le gage que vous m’avez confié, vous réfléchirez, et vous l’enverrez vous-même, si vous sentez que l’amour est mort ; mais, comme je veux la vérité, je vais écrire séance tenante à Abel ; vous verrez la lettre. Laissez-moi faire.

— Je vous le défends ! m’écriai-je. Si vous le faites, j’envoie le brin d’herbe à l’instant même ! Sinon, je vous promets de le garder et de réfléchir.

— Mais quelle est donc cette horreur d’une explication où la bonne vérité peut triompher ?

— Et si elle ne triomphe pas ? répondis-je en pleurant ; vous voulez donc que tout soit fini ! Vous m’avez fait accepter un doute sur ce que j’ai cru voir ; laissez-le-moi, je pourrai peut-être chasser ce souvenir atroce, je le tenterai du moins, je le jure !

Nouville me remercia et m’approuva. Dès lors il subit toutes les conditions que je lui imposais. Je ne voulais pas qu’Abel fût averti du chagrin qu’il m’avait causé ; je ne voulais pas qu’on lui parlât de moi, que l’on me rappelât à son souvenir. J’exigeais qu’il fût laissé