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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/258

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composition, et c’est par là, non moins que par la fermeté de la pensée et la vérité du sentiment, que son livre se distingue de tant de productions hâtives du moment ; mais la forme n’est pas encore complètement venue ; le style manque parfois de cette vigueur concise, de cette vivacité nette et de bon aloi qui achèvent de marquer une œuvre à l’effigie du talent. Néanmoins, après les gages qu’il a donnés, nous attendons M. Malot à une nouvelle récidive qui, s’il y met tous ses soins, sera peut-être une pleine revanche.

Ainsi, de quatre romans que nous venons d’apprécier, un seul est écrit d’une plume tout au moins correcte, sinon brillante. Il n’est pas sans intérêt de se demander d’où vient ce dédain général de la forme chez les petits romanciers contemporains. Ce n’est pas même du dédain, c’est une incurie naturelle et, pour ainsi dire, inconsciente. On se hâte de jeter ses idées sur le papier, quand toutefois l’on a des idées, sans souci du qu’en dira-t-on. Si l’on juge d’un point de vue un peu large, il y a ici deux coupables qui méritent d’être condamnés solidairement, l’auteur et le public. L’un et l’autre se sont gâtés mutuellement. Depuis quarante années environ tout le monde s’est mêlé de lire ; rien de mieux, assurément ; mais, tout le monde se mêlant de lire, il s’en est suivi que trop de monde s’est mêlé d’écrire. Entre écrivains et lecteurs il s’est établi une sorte de balance d’offre et de demande comme celle qui régit l’échange commercial. Les feuilles quotidiennes, dont le nombre et l’extension s’étaient accrus tout d’un coup, entreprirent une sorte de courtage littéraire entre le public et les romanciers ; ceux-ci se virent obligés de produire vite et quand même, afin de satisfaire aux besoins de cette consommation d’un nouveau genre. Il se trouva précisément que les premiers feuilletonistes, comme on les appela, les A. Dumas, les E. Sue et autres, captivèrent d’emblée les imaginations et les esprits par des récits pleins de verve et de force. Dès lors l’élan était pris de part et d’autre. Ainsi que ces hauts-fourneaux qui, du moment où on leur a mis le feu aux entrailles, ne peuvent plus impunément s’éteindre et chômer, le rez-de-chaussée des journaux dut chaque jour s’alimenter d’une lecture fragmentaire, émiettée, dont les effets fussent habilement ménagés en vue de l’émotion ou de la surprise. D’un autre côté, le public, surtout la masse peu lettrée dont l’art est le moindre souci, se montra fort accommodant sur la qualité des produits ; l’orge et le pur froment devinrent tout un à ses yeux. Une fois entrés dans la voie du métier, les romanciers, qui en retiraient d’ailleurs des bénéfices matériels, se mirent volontiers à travailler sur commande, avec promesse de livraison à jour fixe. Tous ne versèrent pas dans ce négoce littéraire ; mais le plus grand nombre en profita sans scrupule.

L’effet presque immédiat de cette floraison hâtive et factice d’un genre aussi délicat que le roman fut de dépraver entièrement et le goût