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chemin, c’est-à-dire le chemin de son unique ambition, la richesse, en épousant un spéculateur heureux. Ce fut elle qui me donna asile à Londres, quand j’eus la douleur de perdre ma mère. J’avais seize ans ; mais, bien que je ne fusse pas encore entrée officiellement dans le monde, je le connaissais à fond. J’avais tout vu par la porte mal fermée qui séparait mon gynécée ambulant du boudoir de ma mère. Nous n’étions pas assez riches pour recevoir beaucoup de gens, c’était une bonne condition pour entendre causer, pour connaître tous les petits ressorts qui font mouvoir ce grand théâtre.

« Quand j’entrai dans l’opulence de ma tante, j’étais trop grande fille pour vivre à l’écart, et comme je commençais à tourner beaucoup de têtes, sa maison, un peu lourde de dorures et abêtie par les marchands d’or, s’éclaira d’un rayon de bon ton et s’assouplit sous les pas de gens à la mode. Ma tante en fut ravie ; mon oncle le banquier fut flatté de voir des personnes titrées à sa table ; mais, quand on lui demanda ma main, il répondit que j’étais assez agréable pour me passer d’une dot. Je compris, à la figure de mes prétendans, qu’on me plaignait beaucoup. Ma fierté en fut blessée. Je déclarai à qui voulut l’entendre que je n’avais aucun souci du mariage, et que j’aimais trop ma liberté pour l’aliéner.

« Je fus alors l’enfant chérie de mon oncle et la bien-aimée de ma tante. Ils trouvaient tout simple que ma jeunesse, ma danse enivrante, mon caquet éblouissant et sérieux au besoin, enfin le prestige que j’exerçais déjà, servissent à peupler leurs salons en échange de quelques jolis chiffons et du pain quotidien qu’ils me donnaient. En somme, j’étais plus heureuse que Mme de Maintenon, à qui l’on avait fait garder les dindes, et je ne me plaignis pas ; mais un jour je pris ma volée en déclarant que j’étais invitée par la vieille cousine de Nice et que je voulais changer d’air.

« Il y eut une scène d’intérieur. — Je vois ce que c’est, dit l’oncle dix fois millionnaire, vous voulez vous marier. Allons ! on vous mariera !

« — Soit, répondis-je ; mais je veux me marier très bien ou pas du tout. Il me faut un million, sans marchander, mon cher oncle, ou je ne me marie pas.

« Il se récria. Je me pris à rire, et je partis.

« Ma cousine de Nice est médiocrement riche et très ambitieuse de ce qu’elle appelle les honneurs. Vieille fille assez bornée, quoique instruite, elle a toujours aspiré à être lectrice ou dame d’atours de quelque reine ou princesse. Elle est trop âgée maintenant pour prétendre à ces hautes destinées, mais elle essaya de me communiquer son ambition, la seule, disait-elle, qui pût convenir à une fille de bonne maison sans fortune.

« C’était une idée, mais j’en avais une meilleure. J’eus l’air d’ap-