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MALGRÉTOUT

précier la sienne, et je gardai la mienne pour moi. Je vis à Nice beaucoup de personnes assez haut placées dans les différentes cours de l’Europe, et je plus à plusieurs femmes qui m’aidèrent à étendre le cercle de mes relations sérieuses. C’est par les femmes que l’on arrive ; à quelque sexe que l’on appartienne, il est très bon de se rendre agréable à la plus belle moitié du genre humain. Les hommes compromettent et nuisent. Les femmes vous pilotent et vous lancent. Elles s’ennuient à la mort, ces houris opulentes et blasées, et elles se craignent les unes les autres. Moi, je me posai comme une personne indépendante par goût, dont on ne devait attendre aucune rivalité ; je déclarai que j’aimais les hommes comme de bons camarades ou de loyaux frères, mais que je ne voulais être la propriété d’aucun d’eux. Ce qui donna de la force à ma résolution, c’est que, par un hasard inoui en Espagne, je recouvrai un beau matin un débris de la fortune du comte d’Ortosa. L’eau vient, dit-on, à la rivière. Mon oncle le spéculateur, me voyant si goûtée dans la high life et craignant d’être blâmé pour son avarice, parla de m’adopter et me pria d’accepter, en attendant, une assez jolie pension, à la condition que j’irais vivre chez lui de temps en temps.

« La cousine de Nice, qui est réellement une bonne femme et qui m’adore, voulut se charger des frais d’une partie de ma toilette. Je me vis donc, à vingt et un ans, à la tête de cinquante mille livres de rente. C’est peu pour le monde où je vis, mais c’est assez pour la manière dont j’y vis. Je n’ai pas de maison, je n’ai pas même un pauvre petit chez-moi. On ne me le permet pas ; c’est à qui veut m’avoir pour briller l’hiver dans les capitales ou courir les eaux, les bains de mer, l’Italie, la Suisse, l’Écosse durant l’été.

« D’un bout de l’Europe à l’autre, il y a des salons qui m’appellent, des châteaux qui me rêvent, des fêtes qui m’attendent. De frais de route, point. On me sait relativement pauvre, on m’accompagne, on me porte, on m’enlève. Je n’ai à dépenser que pour ma toilette, et je n’y épargne pas mon génie, car c’est ma beauté et mon élégance qui paient tous ces empressemens. Je suis la vie des réunions, je ne me vante pas, vous avez dû l’entendre dire ; j’y suis ce que j’ai voulu être, ornement de première classe, étoile de première grandeur, et je m’arrange pour ne pas laisser prendre ma place. C’est facile ; les étoiles filantes qui voudraient briller plus que moi font vite la rencontre d’astres masculins qui les absorbent ou les brisent. Moi, je ne me laisse pas seulement effleurer, et je poursuis ma route.

« C’est que je ne suis pas sotte. Je n’attache pas d’importance aux faux biens de ce monde. Je n’ai pas de diamans, une demoiselle n’en a pas besoin, et je ne rêve pas d’en avoir au prix du mariage ou de la galanterie. Je n’ai que faire d’étoffes et de dentelles de prix,