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de voir puisse paraître au premier regard de la raison, elle n’a rien de nouveau pour ceux qui sont tant soit peu versés dans l’histoire de la philosophie ; peut-être même n’en est-il pas de plus familière aux esprits accoutumés à la singularité apparente des points de vue spéculatifs. Pour ne citer qu’un petit nombre des philosophes qui l’ont adoptée, Kant a travaillé une partie de sa vie sur cette idée, et en s’attachant à démontrer que l’espace, le temps, la causalité, sont purement inhérens à la sensibilité ou à l’intelligence humaine, il a donné à la théorie en question un caractère précis et positif. Elle a été reprise de nos jours et présentée avec une rare vigueur par un métaphysicien anglais, le professeur Ferrier. Avant Kant et Ferrier, plusieurs philosophes avaient été conduits à exposer sous les formes les plus variées des idées analogues, entre autres Berkeley et un philosophe aux frais duquel Voltaire a fait rire toute l’Europe, le trop fameux docteur Akakia, Moreau de Maupertuis, qui s’exprime ainsi dans ses Lettres philosophiques[1] : « Nous vivons dans un monde où rien de ce que nous apercevons ne ressemble à ce que nous apercevons. Des êtres inconnus excitent dans notre âme tous les sentimens, toutes les perceptions qu’elle éprouve, et, ne ressemblant à aucune des choses que nous apercevons, nous les représentent toutes. »

Il y a plus, cette doctrine revêt les déguisemens sous lesquels on est le moins préparé à la reconnaître ; elle se rattache par des liens secrets, mais réels, à tel système qui repousserait, je n’en doute pas, énergiquement cette parenté. Le positivisme, par exemple, peut s’étonner qu’on le rapproche d’aucun système métaphysique, et par-dessus tout de celui-là. Quel est pourtant le principe sur lequel il entend élever son édifice ? C’est que le monde se compose pour l’homme de faits observables, rien de plus, que nous pouvons bien coordonner ces faits suivant des lois, mais que nous devons renoncer à toute recherche sur la substance, la cause, la réalité quelconque qui est censée se dérober derrière les phénomènes. Or que fait ici le positivisme ? Sans s’expliquer sur la nature des phénomènes dont il compose exclusivement la connaissance et au-delà desquels il n’y a pour lui qu’illusions et ténèbres, sans se prononcer sur les rapports de l’esprit et des choses que l’esprit considère, il pose en principe la phénoménalité du monde. Il a beau se récuser par prudence ou par ironie en matière métaphysique, l’idée qu’il prend pour point de départ implique toute une théorie. Et d’ailleurs il s’arrête trop tôt, il fait un effort doublement inutile pour contenter l’intelligence par une explication purement physique des choses,

  1. Dresde, 1752.