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d’abord parce que les deux bouts de la chaîne des phénomènes doivent échapper éternellement à la science qui n’en peut saisir que quelques anneaux, en second lieu parce que les lois générales que la science constate dans la portion de l’espace et de la durée qui est à sa portée, les lois de la pesanteur, de la communication du mouvement, de la chaleur, de l’électricité, comme celles qui président aux créations chimiques et organiques, réclament elles-mêmes une explication. On veut très inutilement que nous ayons la sagesse de nous en tenir à celle qui nous est fournie par les sciences positives. On perd sa peine à combattre la maladie métaphysique. Maladie, si l’on veut ; rien ne peut la guérir ni l’extirper. Elle est commune à tous les hommes, sans en excepter ceux qui font profession de positivisme, et, qui pis est, elle leur est chère. Pour l’animal, l’univers est chose qui va d’elle-même, sans difficulté, sans mystère ; l’animal ne se pose aucune question et n’attend aucune explication sur lui-même ni sur le monde, et c’est pour cela qu’il appartient à l’animalité pure. Pour l’homme, le monde est une énigme dont l’instinct le plus invincible de sa nature le pousse à chercher le mot, et ce mot, quand il ne le trouve pas, il le forge. Lorsqu’il s’est mille fois trompé et que ses erreurs l’ont conduit à la conviction qu’il ne parviendra jamais à expliquer le mystère, il peut alors par désespoir, ou pour épargner sa peine, ou pour se faire honneur d’une sagesse au-dessus de l’ordinaire, renoncer momentanément à cet ordre de questions ; mais il a beau nier l’énigme, il ne la supprime pas ; le monde, exploré scientifiquement et peu à peu découvert, ne dépouille pas pour cela son mystère, et c’est ce que prouvent la renaissance des philosophies comme la durée des religions. Ce n’est pas à dire pour cela qu’il faille se reposer à tout prix dans des solutions incertaines et refuser de prêter l’oreille aux difficultés que vient élever le scepticisme. Le scepticisme est l’aiguillon de la curiosité, comme il est un frein à la témérité des doctrines. Aucune ne peut être à l’abri de l’examen, et si le scepticisme n’atteint pas les lois constatées et dûment vérifiées par les sciences positives, il porte en plein contre l’explication purement physique du monde qui constitue le positivisme lui-même, c’est-à-dire contre la prétention de couper court à la recherche du mot de l’énigme. Par une analogie curieuse, cette prétention d’un système qui se donne pour une doctrine d’affranchissement lui est commune avec les religions intolérantes et dogmatiques, celles-ci repoussant l’enquête parce qu’elles se déclarent en possession du mot qu’on cherche, celui-là condamnant la recherche parce qu’il n’y a pas de mot à chercher.

L’homme est un animal métaphysique. Il faut le prendre tel qu’il est et reconnaître que, par-delà l’expérience, il est porté par une impulsion irrésistible à chercher quelque chose qui en rende compte.