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Schleiermacher devint le théoricien de l’école ; il réduisit la religion à n’être plus que le « goût de l’infini » et « l’intuition de l’éternel ; » il prêcha « la sanctification de l’individu, » le culte de l’originalité, la transformation de la vie en art et poésie. Il allait bientôt illustrer de ses commentaires jusqu’au pauvre roman où Frédéric Schlegel chantait la volupté divine. Dès la première rencontre des deux apôtres, qui, dans la suite, devaient si fort s’éloigner l’un de l’autre, Schleiermacher crut reconnaître une nature supérieure en Schlegel ; il fut littéralement ébloui.


« C’est un jeune homme de vingt-cinq ans, écrivit-il à sa sœur (1799), d’un savoir si étendu qu’on ne comprend pas comment il est possible de tant savoir à un âge aussi peu avancé. Il a un esprit original qui dépasse de beaucoup tout ce qu’il y a ici d’esprit et de talent (et il y en a beaucoup). Dans ses manières, il a un naturel, une franchise, une jeunesse dont l’union avec cette supériorité intellectuelle est peut-être ce qu’il y a de plus merveilleux en lui. Il est partout bien accueilli, autant à cause de ce naturel que pour son esprit. Pour moi, il est plus qu’un compagnon agréable ; il m’est d’une grande, d’une essentielle utilité. Je n’ai jamais été ici sans amis savans, cela est vrai, et pour toute science en particulier qui m’intéresse, j’avais à qui parler ; mais ce qui me manquait totalement, c’est un homme à qui je pusse confier mes idées philosophiques et qui entrât avec moi dans les abstractions les plus profondes. Cette grande lacune, Frédéric la remplit de la façon la plus splendide. Non-seulement je puis épancher en son cœur ce que je possède déjà, mais encore, grâce au courant intarissable de vues et d’idées nouvelles qui vient sans cesse affluer à son esprit, bien des choses qui sommeillaient en moi sont mises en mouvement. Bref, pour mon existence dans le monde philosophique et littéraire, c’est une nouvelle période qui commence avec cette connaissance plus intime. Je dis plus intime, car bien que j’admirasse depuis quelque temps déjà sa philosophie et ses talens, c’est pourtant une de mes particularités de ne pouvoir introduire une personne dans l’intérieur même de mon intelligence, si je ne suis en même temps convaincu de l’honnêteté et de la pureté de son âme. Je ne puis philosopher avec une personne dont les convictions morales me déplaisent… »


Bientôt les deux amis se logèrent ensemble, et Schleiermacher raconte avec beaucoup d’entrain la vie qu’ils menèrent, travaillant, causant, se promenant et rêvassant. Il était toujours sous le charme.


« Pourtant, dit-il, le sens du « délicat » lui manque un peu. De même qu’il préfère les livres à gros caractères, il aime à trouver chez les hommes des traits grands et forts. Ce qui n’est que doux et beau ne le captive pas beaucoup, parce qu’il croit trop, d’après l’analogie de son