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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/479

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moins, jusqu’au jour où elle vit Frédéric Schlegel, à peine âgé de vingt-cinq ans, déjà célèbre, et qui venait de jeter le gant aux rois de la littérature allemande, à Schiller et Goethe[1]. Cet acte d’éclat, qui était considéré comme un véritable exploit, entourait le jeune romantique d’une sorte d’auréole, et ses théories hardies et paradoxales achevaient de lui donner les apparences d’un être supérieur. Dorothée, qui avait sept ans de plus que lui, en fut subjuguée. La sympathie du premier moment devint bientôt de l’amitié, et l’amitié dégénéra vite en intimité. « C’est, écrivit-il dès 1798 à son frère, une brave femme, d’une valeur solide. Elle est très simple, et n’a de goût pour rien au monde en dehors de l’amour, de la musique, de l’esprit et de la philosophie. En ses bras, j’ai retrouvé ma jeunesse, et je ne puis plus imaginer ma vie sans elle. » Dorothée quitta la maison conjugale pour vivre avec Frédéric Schlegel, et on accusa Henriette Herz de n’avoir pas été étrangère à cette résolution. Son mari fit mine de lui défendre la maison criminelle des deux amans. Henriette eut le courage de braver l’opinion et de passer outre sur les ordres de Marcus Herz en soutenant que les coupables « habitaient des appartemens séparés. » Ce n’était pas encore une affaire commune alors qu’un éclat de ce genre. L’opinion admettait le divorce aussi facilement que la loi, elle n’admettait point l’adultère, et à cet égard les idées allemandes n’ont pas changé : aujourd’hui encore on pardonne et on approuve aisément la séparation, on est d’une sévérité extrême pour des liaisons secrètes. Aussi le monde jeta-t-il les hauts cris. Les amis furent plus indulgens. Schleiermacher ne fut point choqué malgré le caractère sacré dont il était revêtu. Un mariage comme celui de Veit et de Dorothée était pour lui « une profanation du mariage. » Il trouve même exorbitante la prétention du père de garder un des enfans qui « a absolument besoin des soins maternels et de l’éducation intelligente de Dorothée. »

Les deux amans avaient fini par fuir Berlin et par s’établir à Iéna auprès d’Auguste-Guillaume Schlegel, qui avait épousé la charmante et très admirée fille de Michaelis. Schleiermacher savait que la mésintelligence régnait dans le ménage, et il craignait que ses amis ne trouvassent pas chez le frère aîné un asile bien assuré. Il ne s’était pas trompé ; à peine le couple fugitif était-il arrivé à Iéna, qu’Auguste-Guillaume se sépara de sa jeune femme pour la

  1. Ce fut en deux articles parus l’année précédente, 1796, dans le Deutschland de Reichardt, l’un intitulé le Nouvel Orphée et dirigé contre Schlossor, le beau-frère de Goethe, le second sur l’Almanach des Muses de Schiller. Les Xénies des deux poètes punirent sévèrement ces attaques du jeune audacieux. Pourtant Schlegel était encore alors dans la période d’admiration en ce qui concerne Goethe personnellement ; il ne se tourna contre lui que dix ou douze ans plus tard dans les Annales d’Heidelberg.