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laisser libre de donner sa main à l’illustre Schelling. Frédéric et Dorothée furent obligés d’aller chercher un refuge ailleurs.


« Ce sont là, disait Schleiermacher, de malheureuses complications qui ont leur source dans la contradiction de nos lois avec nos mœurs et auxquelles les hommes les plus vertueux ne peuvent souvent échapper… C’est une histoire bien malheureuse, et je plains de toute mon âme ces deux amis, qui n’ont à supporter tant d’ennuis et de chagrins que parce qu’ils ont agi plus simplement et plus honnêtement que le monde n’a coutume de le faire. »


Fichte lui-même, le sévère Fichte, cette personnification de l’impératif catégorique du maître et qui se trouvait alors à Berlin parce qu’il avait sacrifié sa position d’Iéna à ses opinions et à sa liberté, Fichte écrivit à sa femme, qui était restée à Iéna, pour lui recommander Dorothée :


« Je te dois et je dois à Mme Veit de te la recommander instamment. L’éloge d’une Juive peut paraître étrange dans ma bouche ; mais cette femme a détruit la conviction où j’étais que rien de bon ne pouvait venir de cette nation. Elle a énormément d’esprit et de savoir, avec peu ou point d’éclat extérieur. Il y a en même temps chez elle une complète absence de prétention et une grande bonté de cœur. On n’apprend que peu à peu à l’aimer, mais alors aussi on l’aime de tout cœur. J’espère que vous serez amies. Elle n’est point mariée avec Frédéric Schlegel et ne le sera probablement jamais, car de grands obstacles s’y opposent ; mais elle s’occupe de lui avec une tendresse touchante, et je considère ce choix comme le plus grand bonheur pour Schlegel, puisqu’il est le Schlegel qu’il est. Sans doute il vous sera toujours difficile de comprendre les relations où elle est avec lui ; mais réfléchissez qu’il ne dépend point d’elle d’y rien changer. Schlegel ne peut être marié à elle nulle part, à moins qu’elle ne se fasse baptiser. Abstraction faite de l’odieux de cet acte pour une personne honnête qui possède d’ailleurs au fond du cœur la foi de tous les honnêtes gens, elle a encore une mère et des parens à qui, par cette démarche, elle plongerait, le poignard dans le cœur. »


Ces difficultés cependant furent levées : Veit se conduisit envers Dorothée avec la plus grande noblesse. Non-seulement il consentit au divorce, mais encore il lui laissa ses enfans, lui fit une pension, la secourut dans la misère où elle allait tomber bientôt après son mariage avec Frédéric Schlegel, et jusqu’en 1811, lors de leur séjour à Vienne, veilla sur la mère de ses enfans, qui devinrent des hommes fort distingués et qui restèrent très attachés à Dorothée. La veuve de Moïse Mendelssohn avait d’ailleurs suivi dans la tombe le digne philosophe, et rien ne s’opposait plus à l’union légale des deux amans. Nous ne les suivrons pas dans leur odyssée à Iéna,