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savans et grands seigneurs, grandes dames et comédiennes, tout cela s’y rencontrait, s’y confondait, car la duchesse s’attachait à placer ses hôtes à une douzaine de petites tables séparées où il fallait bien que les grandes dames fissent bonne mine aux convives roturières avec lesquelles l’habile maîtresse de maison savait les mêler. Cet exemple fut contagieux et eut d’excellens résultats pour le rapprochement des classes. Et cette fusion était bien réelle ; les nombreux mariages qui se nouèrent là, et qui, autrefois ou plus tard, eussent passé pour des mésalliances choquantes ou des scandales, en sont la meilleure preuve. C’est dans cette maison que se rencontrèrent Rahel et le prince Louis-Ferdinand, Mme de Staël et Auguste-Guillaume de Schlegel, qui avait remplacé son frère à Berlin, la princesse de Radziwill, sœur du prince Louis-Ferdinand, et Jean de Müller, le célèbre historien, — Mme de Genlis et le comte de Tilly, ami de Mirabeau, — Genelli, le peintre, et Gualtieri, l’humoriste, — Frédéric de Gentz, la plus puissante plume de publiciste que l’Allemagne ait jamais eue, et Guillaume de Humboldt, le diplomate philosophe ; en un mot, tout ce que Berlin comptait de distingué par l’esprit.

L’apparition la plus brillante cependant dans ce brillant salon resta toujours la charmante, l’aimable duchesse elle-même. Toute jeune encore, — elle était née dans la même année qu’Henriette, en 1760, onze ans avant Rahel, — la belle Dorothée avait frappé tout le monde par son enjouement, son bon sens, sa grâce irrésistible, et ces trois qualités se déployèrent dans tout leur jour une fois qu’elle occupa la haute position à laquelle elle ne semblait guère destinée. Le duc de Courlande, déjà deux fois divorcé, épousa en troisièmes noces la jeune comtesse de Medem, et s’en trouva fort bien à tous égards. Ce fut elle, « née pour régner, » dit un contemporain, qui rétablit l’ordre dans la fortune mal administrée de son mari, qui réorganisa d’une main ferme et délicate à la fois les affaires du duché, alors encore indépendant, absorbé plus tard par la Russie, comme l’on sait. Dorothée vécut depuis alternativement à Berlin et à Vienne, où elle fut la providence des pauvres et l’idole de la société élégante. On trouvait souvent auprès d’elle sa sœur aînée, Élisa de Recke, qui formait avec sa cadette le contraste le plus singulier. D’une beauté imposante, d’une imagination chaleureuse, sentimentale et crédule, autant que sa sœur était gracieuse, sensée et enjouée, Élisa avait été mariée à quinze ans, avait obtenu son divorce à vingt-deux ans, et continuait à vivre dans les meilleurs termes d’amitié avec son mari. Elle perdit sa fortune, et se voyait réduite à l’hospitalité de sa sœur, lorsque son ouvrage sur Cagliostro attira l’attention de Catherine II, qui lui fit une pension pour la récompenser de cet acte de courage et de ce service rendu « à la raison. »