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encore plus nécessaire qu’impossible, ce n’était certes pas un début engageant. Là pourtant n’étaient point les plus gros embarras : les difficultés dont je parle lui étaient personnelles. Ni son âge ni le genre d’aptitude qui l’avait jusque-là fait connaître n’avaient permis de lui donner directement la succession du duc de Broglie; l’amiral de Rigny était passé de la marine aux affaires étrangères, et c’était au département du commerce et de l’agriculture, tel qu’il avait existé un instant de 1820 à 1830, tel qu’il est de nouveau rétabli depuis quelque temps, c’est-à-dire sans les travaux publics, que Duchâtel venait d’être appelé. M. Thiers, dans la combinaison nouvelle, échangeant le portefeuille du commerce contre celui de l’intérieur, que M. d’Argout, sans trop de déplaisir, quittait pour devenir gouverneur de la Banque, avait souhaité que les travaux publics, détachés du commerce, passassent à l’intérieur avec lui. Cette division d’attributions n’avait assurément rien de défavorable à la bonne conduite des affaires, car les questions commerciales et agricoles suffisaient dès lors largement à occuper tous les momens de la plus active intelligence, mais elle mettait notre jeune économiste plus exclusivement et plus directement aux prises avec de délicats problèmes sur lesquels il avait pris déjà publiquement parti, que sa conscience et son honneur ne lui permettaient pas d’éluder, et que sa situation nouvelle semblait pourtant lui interdire de résoudre comme il l’aurait voulu.

J’ai déjà dit que par conviction, par la nature de son esprit, jamais dans ses théories il ne s’était montré ni absolu ni radical. Au temps même où la possibilité de présider un jour à l’application de ses idées ne pouvait être que le plus vague et le moins sérieux des rêves, simple écrivain, libre de ses allures, toujours on l’avait vu, même en soutenant l’urgence et la nécessité de certaines réformes, demander pour les accomplir la plus grande prudence, un ménagement extrême des droits acquis; mais il n’en était pas moins partisan déclaré de la liberté commerciale : l’abaissement des tarifs, la levée des prohibitions, l’établissement de droits graduellement réductibles, étaient sa foi, son but, son idéal. Pouvait-il en changer parce qu’il était ministre du commerce ? Sans parler du monde économiste, qui l’attendait à l’œuvre et lui demandait de brûler ses vaisseaux en l’honneur de ses théories, député d’un département limitrophe de la Gironde, aimé et prôné à Bordeaux, où les meilleurs champions de la dynastie nouvelle n’entendaient guère raison en matière de douanes, et menaçaient tout simplement la France de se séparer d’elle et de couper le royaume en deux, si nos vins restaient en Angleterre frappés de certains droits, pouvait-il se croiser les bras, ne rien tenter, ne pas donner quelque éclatante preuve de sa fidélité