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sanction nouvelle, encore plus décisive qu’un vote parlementaire, la sanction de l’expérience. C’était au nom du véritable état de nos finances et du grand avenir réservé, selon lui, à cette viabilité nouvelle, qu’il s’était refusé à n’en laisser tenter qu’un essai timide et partiel, sur un seul point du territoire, contrairement aux règles de justice distributive qu’une équitable administration ne doit jamais enfreindre. Le réseau complet et simultané qu’il fit adopter par la chambre, aussitôt entrepris, conduit avec autant d’activité que de persévérance, sans qu’il en résultât le moindre trouble financier, touchait presque à son terme en 1848, et si le bienfait de cette vaste entreprise ne put éclore en son entier sous les auspices du pouvoir qui l’avait préparée, si l’empire s’en attribua l’honneur, et fit croire à un pays fasciné et crédule que ces gigantesques travaux venaient de naître au premier coup de sa baguette pour son joyeux avènement, l’histoire est là qui fait justice de cette usurpation et rend à chacun sa part, en rappelant que l’œuvre était aux trois quarts faite, et justifiait déjà les calculs et les pronostics de ceux qui sans charlatanisme l’avaient conçue, défendue et fait exécuter.

Cette précoce confiance en l’avenir des chemins de fer n’était pas un médiocre exemple de justesse d’esprit. Il s’en fallait qu’en ce temps-là tout le monde eût si bien deviné; même parmi les gens qui passaient pour les plus habiles, la nouvelle invention n’était guère en faveur. On s’effrayait de la dépense, on se défiait des produits, on tenait pour chimériques toutes lignes d’un long parcours, on niait que les marchandises pussent jamais en profiter; le scepticisme allait jusqu’à douter de la vitesse; on prétendait que la vapeur, même pour les voyageurs, n’aurait pas sur les chevaux de poste un avantage assez marqué pour qu’il fût raisonnable de l’acheter si cher; on ne voyait dans cette découverte qu’un instrument commode de promenade aux environs des grandes villes. Ces jugemens superficiels, à peine croyables aujourd’hui, n’avaient jamais ébranlé Duchâtel ni modifié ses prophéties. Depuis qu’en 1836 il avait vu en Angleterre les premières voies ferrées, son opinion s’était faite sur ce genre de locomotion; il en avait compris la portée, la puissance, les ressources même les plus cachées, et notamment cette loi de progression presque géométrique dans le mouvement des populations et des affaires qui forcément se traduit au bout d’un certain temps en accroissement de trafic. Aussi depuis cette époque, sans jamais varier un seul jour, il fut le propagateur le plus actif et le plus convaincu de ces fécondes entreprises, sachant bien qu’il en devait sortir, outre une immense révolution économique, toute une transformation pour ainsi dire de la société européenne.

Il avait à la fois le goût du neuf et le besoin du raisonnable. S’il accueillait avec empressement toute innovation applicable et prati-